Temur Babluani ©Guillaume Narguet

Temur Babluani est réalisateur, acteur, scénariste géorgien, connu principalement en France pour deux films, le Soleil des insomniaques, qui a remporté entre autres l’ours d’argent à Berlin en 1993, et l’Héritage, co-réalisé avec son fils Gela. Le Soleil, la lune et les champs de blé (aux éditions du Cherche Midi) est son premier roman, sur lequel il a travaillé de 2013 à 2018 et qui a obtenu un grand succès en Géorgie. Il narre l’histoire, sur une cinquantaine d’années (de 1968 à nos jours), de Djoudé Andronikachvili, un jeune Géorgien de Tbilissi, fils de cordonnier, qui, à la suite de mauvaises rencontres et de coups du sort, sera contraint de mener une vie d’errance, des prisons et camps de travail en Sibérie aux hôpitaux psychiatriques du Kazakhstan, jusqu’à son retour, non dénué d’embûches, dans sa patrie trente ans plus tard. A-t-il été oublié ou l’attend-on encore ? 

Né en 1948, Temur Babluani a connu la déstalinisation, l’URSS de Khrouchtchev à Gorbatchev, la fin du bloc soviétique, la guerre civile géorgienne qui s’est ensuivie et l’arrivée du capitalisme sauvage. Il revient pour Zone Critique, et à l’occasion de son passage à Paris pour le festival Un Week-end à l’est, sur la genèse et la portée de son roman. Entre épopée et tragédie, le Soleil est une vaste fresque romanesque, véritable Odyssée d’Homère en pays soviétique, qui plonge dans les plus noirs instincts de l’Homme tout en ne perdant pas de vue que seuls l’amour, la famille et la fidélité pourront le sauver de l’abîme et lui permettront de ne jamais abandonner l’espoir. 

Temur Babluani, Le Soleil, la lune et les champs de blé
Temur Babluani, Le Soleil, la lune et les champs de blé

Guillaume Narguet. Cet ouvrage est votre premier roman. Quel a été l’élément déclencheur de son écriture ? S’agissait-il d’une idée de scénario pour un éventuel film ou aviez-vous dès le départ l’idée de faire de cette histoire un roman ?   

Temur Babluani. J’ai commencé à rédiger ce roman quand je résidais en France. Je disposais alors de suffisamment de temps pour me consacrer à l’écriture. Et comme j’avais le mal du pays, je ressentais une certaine nostalgie de la Géorgie, ce qui a été propice à l’émergence d’histoires qui me sont venues à l’esprit d’elles-mêmes. Je me suis remémoré des épisodes de mon enfance, de ma jeunesse et j’ai souhaité coucher tout cela sur le papier pour en composer un récit. Je ne me suis pas dit sur le moment que je voulais à tout prix en faire un roman ou un scénario. J’ai simplement laissé courir ma plume à partir de mon expérience. Et voilà le résultat. 

GN. L’histoire de Djoudé est une aventure épique, triste, dure et émouvante à la fois. Peut-on voir, dans un premier temps, votre roman comme un récit de survie au sein d’un régime oppresseur et un récit d’initiation d’un adolescent qui devient un homme après avoir traversé de nombreuses expériences ? 

TB. Les régimes dictatoriaux que j’ai connus formataient l’individu et sa psychologie. Certaines personnes étaient rétives à ce formatage et n’arrivaient pas à composer avec ces régimes ; elles entraient donc en opposition, voire en conflit, et il y avait quelque chose de quasi animal dans leur opposition, y compris inconsciemment. Malgré tout, tout le monde devait se plier à cette autorité. Si certains parvenaient à passer entre les mailles du filet et à préserver un tant soit peu leur individualité, la plupart se conformaient à la loi pour entrer dans le moule et leur caractère, leur libre-arbitre, se dégradaient inévitablement. C’est cela que j’ai voulu montrer, à travers le parcours d’un jeune innocent qui va traverser diverses expériences traumatisantes pour devenir en effet un homme. Mais il en sort brisé.  

GN. Avez-vous puisé dans vos propres souvenirs pour décrire la réalité de l’URSS sous Khrouchtchev et Brejnev ? Quel a été votre rapport avec le système dictatorial soviétique ?  Y a-t-il des éléments autobiographiques ? 

TB. Des éléments autobiographiques, oui, mais qui ne relèvent pas forcément de mon histoire personnelle. J’ai puisé mon inspiration dans des anecdotes relatives à mon environnement ou à mes amis, des événements qui se sont déroulés à l’époque de ma jeunesse, dans mon quartier. Par exemple, j’avais un ami à l’école primaire qui a été envoyé par la suite en camp de travail en Sibérie, il y est resté vingt ans. Bien plus tard, je l’ai croisé dans un studio de cinéma, il s’est présenté à moi mais je ne l’ai pas reconnu sur le coup. Quand il a décliné son identité, j’ai été très ému et en même temps heureux de le retrouver. Nous avons passé de longs moments ensemble à ressasser le passé. Un jour, il m’a demandé : « Te rappelles-tu cette fille qui habitait le quartier ? » ; je ne voyais pas du tout à qui il faisait allusion. Puis je me suis souvenu et je lui ai appris qu’elle était décédée il y avait longtemps de cela. Nous nous sommes alors promenés dans les rues de Tbilissi et je l’ai conduit, à sa demande, devant l’ancienne maison de cette fille qu’il fréquentait dans sa jeunesse. Il se recueillait la nuit devant cette maison et se remémorait les moments qu’il avait passés avec elle. Cela m’a servi d’inspiration pour les retrouvailles de Djoudé avec sa fiancée Manouchak. Et ce n’est qu’un exemple des nombreuses anecdotes que j’ai réutilisées à mon profit pour les fictionnaliser.

Quant à mes rapports personnels avec le pouvoir, je me plaçais dans la logique d’une complète indifférence à son égard. Je tâchais de m’éloigner le plus possible des fonctionnaires du régime et de ne pas avoir affaire à eux. En contrepartie, le régime m’a beaucoup ignoré également et m’a même exclu de nombreuses choses. Nous étions donc dans une ignorance mutuelle, même si, au quotidien, j’étais obligé de composer avec ces contraintes.       

Je vais vous donner un exemple : mon premier film, la Migration des moineaux, réalisé en 1980, avait été relégué au placard. Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir (Chevardnadzé était alors le chef d’Etat en Géorgie), il a appelé ce dernier depuis sa datcha sur la mer Noire et lui a demandé de lui soumettre tous les films géorgiens qui avaient justement été oubliés sur une étagère de ce placard. Ils lui ont donc été envoyés avec un interprète qui faisait la traduction synchrone car ils n’étaient pas sous-titrés en russe ; parmi ces films se trouvait le mien. Moi qui avais toujours eu maille à partir avec les studios de cinéma, je me suis retrouvé courtisé du jour au lendemain par tous les studios géorgiens qui me demandaient des scénarios. Je ne comprenais pas ce revirement soudain ; puis j’ai eu l’explication par le traducteur, qui m’a rapporté la chose suivante : Raïssa, l’épouse de Gorbatchev, qui avait regardé mon film avec lui, s’était écriée en voyant le personnage principal : « Voilà comment on doit se comporter ! Ça, c’est un homme ! ». Et Gorbatchev a ensuite appelé Chevardnadzé en lui disant tout le bien qu’il pensait du film ; ce dernier a appelé à son tour les studios en leur demandant de me remercier, ce qu’ils ont fait et ils sont subitement devenus très sympathiques avec moi. C’est donc comme cela que tout s’est décanté. Dix ans après, la Migration a été présenté à la Semaine de la Critique à Cannes, ce qui était exceptionnel car seuls de nouveaux films peuvent faire partie de la sélection. Ce que j’ai appris par la suite, c’est que les responsables du Festival de Cannes avait demandé à de nombreuses reprises à voir mon film, à sa sortie, et on leur avait rétorqué à chaque fois qu’il n’existait pas.   

GN. Vous évoquez le déboulonnage de la statue de Staline et le XXe congrès du PC en 1956 : s’agit-il d’un souvenir d’enfance ? Quel rapport la Géorgie entretient maintenant avec Staline, l’enfant du pays ?

TB. Je me souviens en effet de cet événement que je décris dans mon roman, même si j’étais très jeune. Je voyais les chars défiler dans les rues, les gens fuir devant eux… Je ne comprenais pas bien ce qu’il se passait. Staline était géorgien, ainsi que Beria. C’est à eux que l’on doit la concrétisation du projet de bombe atomique soviétique ; a posteriori, on peut se demander si c’était une bonne chose d’avoir une telle représentation géorgienne au sein du pouvoir soviétique… Les rapports des Géorgiens avec Staline équivalent à peu de choses près à ceux qu’entretiennent les Corses avec Napoléon : ils ne l’admirent pas forcément mais ils reconnaissent la figure de l’homme. Pour moi, ce n’est pas un sujet majeur. Il reste des gens qui ont des bustes de Staline chez eux mais il n’a pas porté la Géorgie dans son cœur quand il était au pouvoir et n’a rien fait spécifiquement pour elle.  

GN. Djoudé, qui est sans doute le personnage le plus humain du roman, passe par de terribles épreuves. Ainsi, il est confronté aux plus noirs instincts des hommes, qu’il s’agisse d’actes de cruauté, de barbarie, voire de cannibalisme. En cela, il met en lumière toute la complexité de l’âme humaine. Était-ce pour vous un moyen de mettre en valeur le côté très humain de Djoudé, avec sa vulnérabilité, ses forces et ses faiblesses, dans un monde a priori très hostile ?  

TB. Cela s’est fait tout seul, je n’ai pas essayé de détacher ce personnage en particulier. Dans toutes les histoires que j’ai pu recueillir auprès de mes connaissances, il y avait, malgré les terribles expériences vécues par ces personnes, un côté humain toujours présent en eux, qui était en mesure de les rassembler et qui rendait possible un partage, une communion. C’est la raison pour laquelle je n’ai pas réfléchi à une mise en valeur spécifique du personnage car il faut considérer cela comme un tout : la cruauté perpétrée par certains personnages, voire leur inhumanité apparente, font justement partie de la difficulté à être humain. 

GN. Le Soleil est aussi un roman d’amour ; en effet, le moteur qui tient Djoudé en vie durant son exil est l’amour qu’il porte à sa fiancée, Manouchak. On pourrait y voir une sorte d’Odyssée d’Homère moderne où Djoudé serait l’aventureux Ulysse et Manouchak la fidèle Pénélope. Est-ce une référence que vous pourriez revendiquer ?  

TB. Oui, je suis d’accord avec cette interprétation. Djoudé est seul au monde, il se rattache à cet amour et ce qui fait sa force, c’est justement cette capacité à aimer, qui n’est pas donnée à tout le monde. On ne trouve pas cela chez tous les êtres humains. L’homme n’est fort que tant qu’il reste capable d’aimer, d’éprouver un sentiment amoureux qui lui donne une raison de vivre et d’espérer.  

GN. Cette aptitude à l’amour le fait également souffrir, mais elle en fait un homme à part entière, contrairement aux bandits pour qui seuls l’honneur et le respect comptent et qui ne se donnent pas, comme vous l’écrivez, « la peine de comprendre ce qu’il y a dans le cœur d’un homme ». S’il faut tirer un enseignement de votre ouvrage, serait-il celui-là ? 

Chaque lecteur pourra tirer les enseignements qu’il voudra, tout dépend du point de vue qu’il porte sur la vie, même si la puissance de l’amour est réellement la force du personnage

TB. Chaque lecteur pourra tirer les enseignements qu’il voudra, tout dépend du point de vue qu’il porte sur la vie, même si la puissance de l’amour est réellement la force du personnage. C’est un choix purement subjectif de mise en scène, qui adopte une certaine perception du monde à travers les yeux de Djoudé. Or, les autres personnages, qu’on découvre au gré de leurs actions pas forcément recommandables, ont très bien pu, eux aussi, connaître les affres de l’amour. Mais dans cette disposition des choses, nous ne le saurons pas. Il faut également prendre en compte la forte dose de fatalité, de coups du sort, qui affectent les personnages, et en premier lieu Djoudé.  

GN. C’est peut-être justement en cela que le roman, en plus d’être une épopée, peut s’apparenter à une tragédie grecque : le héros, très passif, subit son destin et le récit s’achève sur une note tragique, qu’on ne révèlera pas. 

TB. Il avoue, à la dernière page : « Ma vie s’est écoulée sans que je sois vraiment impliqué dedans ». Il n’y a participé qu’à travers les émotions qu’il a ressenties, sans être maître de son destin. Et l’amour fonctionne sur le même principe : il fonctionne indépendamment de notre volonté, il nous saisit sans qu’on s’en rende compte. 

GN. Djoudé est une éternelle victime : ses séjours successifs en prison ou dans des camps ne sont jamais de son fait ; comme il le dit lui-même : il n’a jamais tué personne. Ce n’est que lorsqu’il se décide à tuer une personne, responsable de ses tourments et qu’on ne nommera pas pour conserver le suspense, que sa vie change radicalement et de manière positive. L’acte de tuer est donc, paradoxalement, fondateur. 

TB. Ce personnage représentait les souffrances que Djoudé a vécues ; c’est comme si ces souffrances demandaient réparation, exigeaient une réponse qui s’est matérialisée dans cet acte. Il l’a perpétré sans penser aux conséquences, comme s’il obéissait à un instinct. Sa vie ayant été, malgré lui, façonnée par cet homme et les décisions néfastes qu’il a prises, il a voulu l’affronter et régler ses comptes avec le passé, comme les Géorgiens ont pu régler les leurs avec leur propre passé.    

GN. Le rêve occupe une place importante puisque c’est par le rêve que Djoudé communique avec Manouchak, sa famille ou ses amis. Il peut aussi être sombre, c’est le cas par exemple quand Djoudé songe qu’il est en Chine et qu’il est surveillé par un corbeau, annonciateur de mauvaises nouvelles. Que représente le rêve pour vous ? un espoir ? un moyen de s’évader ? une sorte d’oracle ? 

TB. Je dirais tout cela. Le rêve est un oracle, une forme d’évasion et aussi un moyen de communication. C’est surtout une grande partie de la vie, sans laquelle le réel n’est pas envisageable. Pour le rêveur, il y a toujours de l’inattendu, il ne sait pas à quoi s’attendre et se laisse emporter par ces apparitions, ces images qui l’accompagnent tout au long de sa vie. Concernant le cauchemar auquel vous faites allusion, il m’a été inspiré par une rencontre avec un employé du studio de cinéma où je travaillais. Une nuit, j’ai rêvé de lui et j’ai passé une très mauvaise journée le lendemain ; quelques jours après, j’ai rêvé de nouveau de lui alors qu’on n’était pas spécialement proches et j’ai encore passé une mauvaise journée. Je me suis demandé qui il était vraiment, il hantait mes nuits et sabotait mes journées, il devait y avoir une explication. Cela s’est reproduit encore et encore. Quelques jours après le dernier rêve, je l’ai retrouvé dans une cafétéria, il s’est installé à ma table et je n’ai pas pu m’empêcher de le prendre à partie et de lui demander ce qu’il me voulait, à la fin ! J’ai été très ferme et je lui ai dit : « Ne viens plus dans ma tête, je ne veux plus te voir ! ». Il n’a rien compris mais depuis, je ne l’ai plus jamais revu dans mes rêves. La vie ne supporte pas l’artifice, c’est quelque chose de très organique.    

GN. D’autres thèmes sont très développés dans votre vaste fresque : ainsi, la famille, l’hérédité occupent une grande place, y compris dans vos films (comme l’Héritage). Si les liens de Djoudé avec sa famille semblent a priori compliqués, il finit par se rendre compte de l’amour que son père lui porte. Cela montre-t-il que, malgré l’oppression du régime politique, les rackets de la mafia, les dangers multiples, la famille reste le lien le plus fort ? 

TB. Je suis tout à fait d’accord. Dans la société géorgienne, et c’est toujours vrai aujourd’hui, la famille occupe une place extrêmement importante et les liens entre les membres d’une même famille sont très forts. C’est le socle de toute la société. Ma grand-mère, par exemple, qui habitait à la montagne en Svanétie dans le Caucase et qui a passé toute sa vie là-bas, était le chef de famille, la matrone. Elle tenait les rênes d’une main de fer et n’exerçait aucune discrimination : tout le monde était logé à la même enseigne. Elle me disait, ainsi qu’à ses autres petits-enfants : « Que Dieu ne vous donne jamais plus d’argent que de conscience ». J’avais aux alentours de cinq-six ans et je me souviens encore des leçons que ma grand-mère me dispensait et qui définissaient une sorte de ligne de conduite morale. Les valeurs avec lesquelles les Géorgiens grandissent sont celles de la famille ; elle repose sur deux choses : le sens des responsabilités et l’amour. Sans cela, on ne sait plus comment se comporter en société et tout part à vau-l’eau. 

GN. La famille et l’hérédité induisent les questions de transmission et d’identité. Les personnages du livre se cachent très souvent sous de fausses identités, sont tiraillés par les non-dits, ce qui ne doit pas être dit tout haut. Cette difficulté à se forger une identité, dans le cadre d’un régime totalitaire, a-t-il eu des stigmates sur l’affirmation de l’identité géorgienne ? 

Paradoxalement, la forte pression qu’exerçait le système pour étouffer tout particularisme rapprochait les gens et créait une sorte de solidarité

TB. Cette question est intéressante car elle concerne toutes les strates sociales, chacune ayant ses particularités et ses aptitudes à la liberté. Mais ce qui unit tout le monde, c’est l’affirmation d’une identité géorgienne, le fait d’être capable de s’identifier en tant que géorgien. Le système soviétique niait ces identités et ces particularismes au profit d’un centralisme russe où tout se décidait à Moscou. Il était vital pour nous de ne pas oublier nos racines et ce qui faisait notre différence afin que cela ne disparaisse pas. Cette notion est restée forte, même si, officiellement, on se taisait. Les Géorgiens formaient des communautés : dans l’armée soviétique, dans les prisons, dans les villes et villages d’URSS où ils se retrouvaient. On était animé d’un sentiment de solidarité qui nous permettait de ne pas nous noyer dans la masse. Paradoxalement, la forte pression qu’exerçait le système pour étouffer tout particularisme rapprochait les gens et créait une sorte de solidarité. L’histoire de la Géorgie, qui reste encore méconnue, est indissociable de la volonté de survie face à l’adversité, au rouleau compresseur de l’oppression.      

GN. A ce titre, vous écrivez justement : « Ça faisait une éternité que je n’avais vu autant de Géorgiens réunis. Ils avaient l’air piteux. Le regard perdu, plein de déception, sans aucune trace de désinvolture ni d’allégresse. Je ne reconnaissais plus mes compatriotes. »

TB. Par rapport aux autres peuples soviétiques, les Géorgiens vivaient dans des conditions qui restaient malgré tout plutôt favorables, dans l’insouciance, peut-être en raison d’un caractère « méditerranéen ». Puis, après la chute de l’URSS et l’écroulement de toute l’infrastructure économique et sociale, cet état d’esprit s’est volatilisé. Le peuple s’est retrouvé en proie à une perte de repères : les gens ne travaillaient plus, les valeurs étaient remises en question. Il n’y avait même plus d’électricité les premiers temps ; difficile de rester de bonne humeur dans ces conditions…  

GN. Les guerres extérieures (comme en Afghanistan en 1979 ou en Tchétchénie en 1999), la guerre civile géorgienne en 1991 et la guerre d’Abkhazie de 1992 à 1993 apparaissent en arrière-plan du roman. Dans quelle mesure ont-elles aussi joué un rôle dans l’affirmation de cette identité ? 

TB. L’influence a été extrêmement lourde. La guerre est par définition dévastatrice et cela s’est ressenti de manière très dure sur les conditions de vie des Géorgiens. Avec la guerre civile, les gens se sont retrouvés du jour au lendemain sans repères ni infrastructures, ils ne comprenaient plus rien. Ils rêvaient de liberté mais il a fallu la payer très cher.  

GN. On se rend compte que la corruption, omniprésente sous le régime soviétique, n’a pas disparu avec l’arrivée de la démocratie. La mafia est toujours présente, peut-être sous une forme différente, plus propre sur elle et l’administration n’est pas mieux lotie. Ainsi, le bandit Trokadero est porté aux nues en tant qu’homme d’affaires et mécène. Rien n’a changé, si ce n’est que le communisme a cédé la place au capitalisme. Comme vous l’écrivez : « Aujourd’hui, les riches se moquent de la tradition ». Diriez-vous que la fin de l’URSS n’a pas nécessairement coïncidé avec des lendemains heureux ?  

TB. La corruption était l’aspect le plus détestable de l‘URSS et elle lui a survécu, surtout durant les premières années du nouveau régime. Elle était inévitable, on y était confronté tous les jours et c’est sur cela que reposaient le pouvoir, l’économie, l’administration… On a fait du chemin depuis ces années sombres. Mais on est toujours dans le processus de transition : le communisme est tombé, le wild capitalism est arrivé et nous sommes en train d’essayer d’appréhender cette nouvelle réalité. Cela prend du temps. Nous devons apprendre à mettre derrière nous ces histoires de corruption, qui sont aussi liées aux problématiques liées aux frontières.    

GN. Après avoir tenté de refaire sa vie en Géorgie, Djoudé, devenu vieux, est contraint de s’exiler. C’est un constat d’échec. N’y a-t-il pas, malgré tout, de place pour l’espoir ?  

TB. Pour mon personnage, retrouver la sérénité d’esprit sur sa terre natale à ce moment-là était difficile en raison des coups du sort qui se sont acharnés de manière répétitive sur lui. Il craignait que les démons du passé revinssent le hanter, au point de le conduire à une issue fatale. L’exil est comme la somme totale de ses peurs, qui se sont accumulées au fil de sa vie. Il a été contraint à l’exil malgré lui et son choix de fuir ne fait que le maintenir dans cette voie, comme une sorte de cercle vicieux dans lequel la fatalité l’enferme. Mais l’important pour lui, c’est de retrouver une bonne fois pour toutes la paix de l’esprit.  

GN. Avez-vous pris pour modèles des œuvres de la littérature géorgienne ?  Ou une figure tutélaire en particulier ? 

TB. Il y a un écrivain que j’apprécie particulièrement et dont la vision du monde a beaucoup influencé la mienne, c’est Vaja Pchavéla, un berger qui composait ses poèmes dans les montagnes et qui descendait ses manuscrits à Tbilissi pour les faire publier. Mais je pense aussi à l’un des pères de la littérature géorgienne moderne, Nikoloz Baratachvili. Il y a eu des figures fortes et qui ont eu un retentissement important. Un de nos textes fondateurs a été écrit au VIIe siècle, donc la littérature géorgienne est très ancienne. 

GN. Une adaptation de votre roman en film est-elle prévue ? 

TB. De nombreuses propositions m’ont été soumises, mais je ne les ai pas acceptées. Si mon fils Gela a envie de le faire, pourquoi pas. Mais j’en ai fini avec la réalisation. Ou alors peut-être le ferons-nous tous les deux, en collaboration.    

photo d'un camp de travail en Sibérie
photo d’un camp de travail en Sibérie
  • Temur Babluani, Le Soleil, la lune et les champs de blé, à paraitre en janvier 2024, éditions du Cherche Midi

Crédit photo : Temur Babluani © Guillaume Narguet