
Si les voyages forment la jeunesse, l’adage est d’autant plus vrai quand on n’a jamais voyagé. En quittant, dans les années 1950, son Irlande natale pour la première fois, Eilis, ne mesure pas encore l’ampleur de la transformation qu’elle s’apprête à vivre. Bien sûr, l’errance initiatique d’une jeune fille devenant une femme est un sujet éprouvé mais, en dépit de quelques lieux communs ponctuels, le film que propose John Crowley dépasse le classicisme de sa trame narrative convenue, pour se parer d’une belle intensité. Saisis par la mise en scène éthérée, la photographie à la douce énergie d’Yves Bélanger (Laurence Anyways, Dallas Buyers Club) et l’interprétation toute en nuances de Saoirse Ronan, on embarque aux côtés de cette exilée universelle, pour un voyage intérieur poétique.
La puissance du mélodrame
Trop souvent réduit à la niaiserie de romances sans saveur, le mélodrame, au sens noble, s’est essoufflé depuis l’Âge d’Or des années 1950. Une période qui sert de décor à Brooklyn et que Douglas Sirk a magnifié avec le flamboyant Tout ce que le ciel permet ; film référence que Fassbinder (Tous les autres s’appellent Ali) et Haynes (Loin du Paradis) se sont réappropriés à leur manière. Cette fois, c’est à John Crowley de donner une leçon de cinéma en faisant apparaître, sous les traits d’une Eilis tâtonnante, la figure de l’héroïne mélodramatique en quête d’émancipation, désireuse de se réaliser par elle-même. Un personnage archétypal plongé dans un triangle amoureux qui se noue autour l’immigré italien (Emory Cohen) et du gentleman irlandais (Domhnall Gleeson). Deux voies possibles et, surtout, deux reflets d’une seule Eilis. En définitive, la jeune femme demeure seule décisionnaire de son avenir et c’est cette force qui l’ancre dans la tradition des mélodrames emblématiques.
Du livre à l’écran
Si d’aucuns regretteront le ton par moment moralisateur qu’adopte l’intrigue, l’arc narratif et les élans stylistiques qui portent le film font de John Crowley le digne héritier des pères du mélodrame
Sans se laisser enfermer dans les dogmes du genre, Crowley et le scénariste Nick Hornby, en retranscrivent l’essence, en adaptant le roman éponyme de Colm Tóibín, paru en 2009 aux éditions Viking. Saluée par de nombreuses récompenses littéraires, l’écriture de Tóibín se prête à la transposition cinématographique, comme Paul Thomas Anderson l’a montré il y a trois ans avec The Master. La difficulté de l’exercice d’adaptation tient à la marge de manœuvre dont le cinéaste dispose pour que transparaisse sa patte. Pari gagnant avec Brooklyn, où John Crowley, réalisateur de Boy A, donne vie aux personnages de papier imaginés par le romancier irlandais, en les faisant siens. Enfin, au-delà de la beauté des décors et des costumes des années 1950, on retient surtout la judicieuse utilisation de la couleur. Avec un étalonnage à dominante terne jusqu’à ce que l’héroïne rencontre l’amour, puis une gamme chromatique plus riche à mesure qu’elle prend confiance en elle, la couleur est un indicateur de l’affirmation du personnage. Très présents, le vert et le rouge sont un hommage à l’Irlande. Dans la scène des adieux au port, la silhouette verte d’Eilis semble autant faire écho à la couleur nationale qu’à l’espoir de la vie meilleure à laquelle elle aspire. Deux couleurs complémentaires qui ont aussi inspiré à Hitchcock la fascinante esthétique de Sueurs froides.
À une époque où Brooklyn était l’Eldorado d’immigrants souhaitant donner un nouveau sens à leur vie et non le repère de la gentrification actuel, être une jeune femme indépendante était un défi de chaque instant, qu’Eilis relève en s’imposant comme une protagoniste sensible et attachante. Si d’aucuns regretteront le ton par moment moralisateur qu’adopte l’intrigue, l’arc narratif et les élans stylistiques qui portent le film font de John Crowley le digne héritier des pères du mélodrame. Et de Saoirse Ronan la prochaine Maureen O’Hara ?
- Brooklyn de John Crowley, avec Saoirse Ronan, Domhnall Gleeson, Emory Cohen, sortie le 9 mars 2016.
Coline Feldmann