À pas de loup, Édith Azam continue l’écriture de son œuvre iconoclaste, puissante et protéiforme. La création n’existe, on le sait, qu’après avoir vécu l’expérience des plus grands malheurs et des plus grands bonheurs. Chaque jour, la fureur du monde défile sur les écrans de notre monde saturé d’images et de vidéos – apposant, en lettres de sang, la signature de la défaite du langage. Comment redonner sens au plaisir de vivre ? Dans Caméra, Édith Azam retrace le parcours de cet appareil-spectateur qui voit tout sans rien dire, observe la difficulté d’être quand les choses ne sont pas nommées. Et, surmonte le péril, avec une grâce singulière.
Rien n’échappe à Caméra : elle assiste à tout ce qui parvient à la surface de son objectif et l’engloutit sans pouvoir dire quoique ce soit. Seulement, Caméra s’éveille à la conscience du monde, et d’elle-même. Métamorphose inversée, puisque ce n’est plus Gregor Samsa dans La Métamorphose de Franz Kafka qui se réveille un matin en blatte, mais en l’occurrence ici une caméra qui s’humanise, s’éveille à la sensibilité et à la réflexivité propres aux êtres humains.
Comment vivre ainsi ? Caméra est installée sur un mur et regarde la violence du monde. Il lui faut nommer les choses, raconter ce qu’elle vit, extérioriser cette barbarie qui l’assaille, et à laquelle rien d’autre n’est en son pouvoir que de rester dans la contemplation de ce spectacle abominable. Non, elle a besoin que les mots désignent enfin son vécu, que la grâce du langage marque une frontière entre ses affections intérieures et les événements extérieurs.
Naissance au langage
Édith Azam met en scène le parcours périlleux de Caméra, vers sa naissance au langage. Pouvoir faire, enfin, que le Nom ne soit plus le Vide. Pourtant, il faudra bien endurer toute la violence du monde, ses paysages dévastés, ses assassins et leurs victimes, unis dans leur pacte avec la mort. Où trouver refuge ? Quel foyer intime et protecteur saurait l’amener à la douceur de vivre ? Elle erre, découvre son nouveau corps, rencontre des êtres qui l’aideront durant son périple : Chouette-à-lunes, Oiseau-silex, Brin-d’herbe, Âne-pieds-plats, Buffle-trois-cornes, Tortue-barbue et Sphinx-zébré composent ce bestiaire qui l’entoure, l’épaule afin d’achever sa métamorphose.
Y arrivera-t-elle ? Car, dans sa quête du Nom à prononcer, Caméra prend également conscience que la parole appartient aux mortels et, qu’à l’instar d’être spectatrice extérieure de la mort autour, elle court désormais le risque définitif de subir son propre trépas.
Le travail de la phrase et de sa syntaxe y est précis, libre et de grande tenue
Sur ce chemin de crête, Édith Azam parvient parfaitement à tisser l’histoire de Caméra, ses épreuves, ses rencontres, à travers des problématiques cruciales qui se posent à nous autres humains. Le travail de la phrase et de sa syntaxe y est précis, libre et de grande tenue. En cette époque, où les sédentaires échouent à nouveau à éprouver une quelconque empathie envers les nomades, Édith Azam réussit à nous faire ressentir les défis de Caméra le long de son aventure. Humaine ? Trop humaine, encore une fois : là, où l’humanité se mérite, n’est jamais offerte à quiconque, injustement, se revendique comme telle. Édith Azam sait écrire les mots justes qui disent l’essentiel. Il est rare qu’une voix sache avec rigueur mesurer les phrases qu’elle prononce : celle d’Édith Azam, au contraire, participe déjà à ce que la littérature française compte, aujourd’hui, de plus tonitruant.
- Caméra, Édith Azam, P.O.L, 12 euros, août 2015