Discret directeur littéraire chez Flammarion, dont il parvient à maintenir en vie l’indispensable et passionnante collection Poésie, Yves di Manno construit sa propre œuvre poétique, depuis maintenant près de trente ans : discret, mais à la lecture de ses Champs, nous mesurons l’existence prise dans l’urgence, au tranchant des passions, là où les humains enracinent leurs errances terrestres, à coups de collisions sensorielles.
Une jeunesse retrouvée à l’heure de la conformité maintream de l’être-jeune virtualisé. Une puissance rimbaldienne longtemps oublié dans notre propre rapport au monde. Quelque chose à voir avec les grands voyages urbains, dans l’esprit de l’insoumission créatrice des années 1970, encore aujourd’hui l’âge d’or regretté de la fureur de vivre. Au diapason des mouvements indomptables de l’âme, les poèmes présentés dans le recueil Champs témoignent de l’inquiétude d’être situé au monde, l’addiction gravitationnelle que provoque l’autre en sa seule émergence dans nos chemins de vie : envoûtant, déstabilisant, entêtant, l’autre qui surgit au-devant de soi et en nous-mêmes, nous confronte au vertige de la complexité de la seule situation corporelle, charnelle, physique, à la fois au milieu et au travers des scènes du monde.
Les Trois Champs, qui font l’ouverture du livre, ne sont pas intitulés au hasard : Heurts, Havres, Heures.
Je cherche et demande l’oubli.
(Qu’on ne cherche ni demande
Plus.) J’interroge la très-grande
Blessée. Il s’agit encore
Moins. Il s’agit de bien moins.
Et qui regarde (dans le hangar
Les ombres se sont allongées)
Et qui regarde n’a qu’un tort
– Y voir plus clair, y voir
Trop clair. J’interroge bien
D’autres blessées, au coin
De leurs maisons, qui tiennent
Des poupées brûlées dans leurs
Bras. Il me faut telle assurance
(Y voir, en savoir davantage)
Pour remuer le sable entre
Mes doigts. Il me faut plus
D’azur. Les toits veillent
Encore et les lanternes baissent.
Il n’y a plus qu’un corps
Derrière la vitre opaque.
Dans le hangar (on avance
Á tâtons) les gisants se sont
Tus. Il faut plus de courage.
J’en demande pardon. Il me faut
Plus d’azur.
(Pages 24 et 25.)
Même, derrière certains poèmes qui adoptent les formes classiques de notre vieille poésie française, le lecteur arrive à percevoir le conflit des espérances, des désirs, des angoisses et des extases qui parcourent le sang du poète
Même, derrière certains poèmes qui adoptent les formes classiques de notre vieille poésie française, le lecteur arrive à percevoir le conflit des espérances, des désirs, des angoisses et des extases qui parcourent le sang du poète, amené aux lisières des fêtes, des décombres, de l’oubli et des souvenirs, tel un témoin de l’universel, déchiqueté en haillons de nos vies éparses. Trimbalé à l’image d’un drapeau rassembleur qui porte ses couleurs au fronton du ciel, s’il fallait lui conférer une fonction essentielle, le poète s’établit bien ici à la confluence des voix contredites, restées muettes après les fulgurances du monde vécu : il en est l’étendard majestueux qui se suffit à délivrer sa voile au vent. Passé, présent, avenir, s’y mêlent, pour dessiner, minutieusement, les traits de la mémoire, de la sensation, du désir, cristallisés en matières brutes, au sein des paysages : Yves di Manno s’avère être un sculpteur consciencieux, de la place en laquelle résidera son œuvre, par ce pur savoir du double paysage réfracté, chez le spectateur ; le premier, étant le paysage extérieur, mis en branle par l’effusion des couleurs, et le second, intérieur, où aux différents âges de la vie les sentiments se révèrbent infiniment au sein des espaces traversés, porteurs et immobilisants, à la fois, de panoramas où l’on ne revisite que l’être que nous fûmes, l’être que nous espérions devenir, l’être qui se projette à chaque instant au-devant de lui-même.
( L’Hôte )
Parle, impaire, et double – si nombreux que nous somment
La femme mélangée à l’homme déserté –
Leurs formes échangées brusquement dévastées
Par le cri passager révélant qui nous sommes –
Oubliant qu’au passé se conjugue l’instant
Que nous savons nommer – et l’heure ayant sonné
De la noce essentielle où se noient entraînés
Néant double ton corps – mon corps – ôtant d’autant
Les ombres sur les murs se détachant des toits :
Mais peu reconnaitront ce que toi seule vois –
La nuit, fidèle – citadelle, ma belle – où croît
Mon espoir que tu sois : il est mémoire en toi
D’un ciel infranchissable – et murmure d’une voix
Cherchant sans le savoir sa chute et ta paroi.
(Page 330.)
Les Champs d’Yves di Manno recèlent des aventures, des recherches, des études, des flâneries qui parcourent, en même temps, les libertés innovantes de la poésie contemporaine, en lui rendant hommage, au nom de toutes les libertés évanouies, dédaignées, à reconquérir. Première réforme : les mots – dits & écrits – au bon endroit & au bon moment : – poème.
- Yves di Manno, Champs (1975-1985), Flammarion, 345 p., 20 €., 12 mars 2014.