La première édition du festival du film muet Sound of Silent s’est tenue à Chartres du 30 mai au 04 juin. Alors qu’en avril dernier, le très joli film Italia, le feu, la cendre se penchait sur l’âge d’or du cinéma muet italien, il était grand temps de rendre hommage, et surtout de rendre visibles les trente-cinq premières années du cinéma. En sortant les œuvres de leur écrin de « films de patrimoine » selon la formule galvaudée, Chartres a ravivé une mémoire des formes et des récits. Pas moins de 150 séances, des ciné-concerts et des table-rondes autour de la préservation des films ont rythmé cette intense semaine. Zone Critique vous fait part de ses impressions.
En roue libre
Le week-end du festival a été marqué par deux séances marathoniennes, de 3h30 (environ) chacune, nous permettant de découvrir dans des conditions optimales le film titanesque d’Abel Gance réalisé il y a tout juste cent ans, La Roue. Tournage de seize mois, première version de neuf heures, version finale de sept, avant que le dirigeant de Pathé lui-même ne demande au metteur en scène de raccourcir son film, atteignant la durée dérisoire de 1h30 Mais depuis, grâce à un travail de recherche et de restauration acharné, c’est un monument du cinéma qui reprend vie. En voyant cette première scène dantesque d’accident de train (Spielberg aurait été bien plus traumatisé), c’est une évidence qui nous saute aux yeux : Abel Gance est à ranger aux côtés de Griffith et Eisenstein comme l’un des inventeurs du langage cinématographique tel que nous le connaissons. Mais, la véritable surprise du film, outre ses images dévastatrices, c’est que Gance, pour une œuvre aussi démesurée, fasse le choix de l’intime. Son histoire est un pur mélodrame sombre, triste et cruel. Sisif (un nom qui annonce la tragédie à venir), cheminot, recueille une jeune orpheline qu’il dépose avec tendresse dans le même lit que son fils. Des années plus tard, souffrant d’un étrange mal, on apprend que cet homme est tombé amoureux de sa fille, jusqu’à être dévoré par un désir malsain. De là, les désespoirs s’enchaînent, enfermant le spectateur dans une prison de malheur. Mais La Roue est avant tout l’œuvre d’un grand réalisateur mégalomane, contraint par son ambition et se refusant à faire la moindre concession. La première partie est longue, beaucoup trop, parfois mal rythmée, et il est impossible ne pas sombrer dans l’ennui par moments. Au contraire, la seconde est extraordinaire, sublime, bouleversante. En sortant de cette expérience déroutante, une certaine amertume demeure. Peut-être 2h de moins auraient suffi à faire de ce film un immense chef d’œuvre du cinéma muet (du cinéma tout court) aux côtés de L’aurore ou de Metropolis. On se rend compte que ces œuvres si lointaines, qui nous semblaient indépassables, ne sont pas dénuées de défauts, de failles, et c’est sans doute ce qui les rend encore plus belles.
La Roue est avant tout l’œuvre d’un grand réalisateur mégalomane, contraint par son ambition et se refusant à faire la moindre concession.
Ford trotte
Avant même son chef-d’œuvre de 1924, Iron Horse, Ford est un grand. À Chartres, quelques-uns de ses premiers westerns datant de 1917-1918 étaient projetés. Straight Shooting, Bucking Broadway et Hell Bent ont en commun un certain sens du récit et du rythme, une légèreté dans la structure qui leur confèrent le charme d’aventures picaresques. Harry Carey (la première muse de Ford au temps du muet) est un amoureux transi, un westerner sentimental aux yeux bordés de noir qui va secourir sa belle jusque dans les soirées mondaines de Broadway avec l’aide de sa bande de cow-boys qui ont fait le voyage depuis l’Ouest pour l’occasion. Ford d’avant le classicisme, selon la formule bien connue de Bazin, est un amateur de mélo d’inspiration shakespearienne et un peintre des passions humaines. Le sens de l’odyssée que racontent ses films des premières années n’est pas encore rabattu sur les impératifs de la conquête. Si les hommes se déplacent, ici aussi bien d’est en ouest, que l’inverse, ce n’est pas tant pour établir les camps des pionniers et guerroyer avec les Indiens que pour suivre les mouvements du cœur. Avec une ligne d’horizon déjà placée tout en haut ou tout en bas du cadre, les superbes compositions de Ford incitent à la rêverie romantique. Et le vaste ciel de l’ouest semble contenir déjà les espoirs des héros solitaires que seront Fonda, Wayne et Stewart.
Alice Guy et Charley Bowers : délicieuses facéties
Figuraient aux côtés de Sennett et Chaplin, deux autres noms de la comédie burlesque, Alice Guy et Charley Bowers. Alors que l’on célèbre ces jours-ci les 150 ans de la naissance de la première femme cinéaste, on a pu voir à Chartres quelqu’uns de ses films drolatiques réalisés aux États-Unis au tout début des années 10 : Starting Something, Parson Sue, A Comedy of Errors, The Detective’s Dog. Ce sont presque des films à sketchs, reposant sur un comique de situation d’une efficacité redoutable, et mettant en scène une galerie de personnages ridicules emberlificotés dans des intrigues vaudevillesques avec des portes qui claquent, des maris cocus et des travestissements. Moins célèbres peut-être que les très réussis Madame a des envies, La fée aux choux et Les Résultats du Féminisme, les courts qui composaient le programme Alice Guy rendaient hommage à la french touch dans la tradition burlesque américaine. Dans les marges de la comédie muette, on compte aussi un étrange personnage baptisé Bricolo qu’invente Charley Bowers, un pionnier de l’animation adoré par les surréalistes français. De Now you tell one (1926), on retiendra par exemple une image sidérante : une troupe d’éléphants pénètre en grande pompe dans le Capitole où des parlementaires organisent un concours de mensonge. Ou encore de There it is (1928), une petite puce en stop-motion cachée dans une boîte d’allumettes sert d’assistante type Docteur Watson à un détective empoté de Scotland Yard. Bowers apparaît comme un esprit délicieusement farfelu, adepte des associations d’idées et des rencontres fortuites sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie.
Séance pour mélomane
Les attractions principales de ce festival, celles qui auront attiré le plus de monde, sont les ciné-concerts, programmés tous les soirs et naviguant de continents en continents, comme pour établir un panorama cinématographico-musical du cinéma muet. Mais, époque muette oblige, impossible de jouer une partition pré-existante. Alors les programmateurs ont fait appel à un compositeur, Sébastien Damiani, dont il faut saluer le travail dantesque réalisé pour créer de nouvelles compositions sonores accompagnant les films. On retiendra notamment la projection de Orochi, un film japonais de 1925 réalisée par Buntaro Futagawa, dont l’ambition est de reproduire les conditions de projections de l’époque avec notamment la présence d’un Benshi, un acteur-narrateur se substituant aux cartons dialogués. Le film, qui suit la trajectoire désespérée d’un samouraï rejeté par ses pairs, annonce déjà par sa maestria visuelle les combats apocalyptiques des œuvres de Kurosawa et Kobayashi. Mais le spectacle offert par cette imbrication entre les images et les musiciens sur scène peut faire débat. La richesse et la pureté sonore peut parfois dérouter voir prendre complètement le pas sur la projection, le film devenant alors l’accompagnateur et non plus l’élément principal. À l’inverse, la veille, la projection du film de John Ford, Bucking Broadway, nous avait frappés par son silence. Aucun accord de guitare ne venait alors guider le spectateur, et c’est peut-être dans ce cadre là que la puissance émotionnelle des images atteint son paroxysme. Dénué de son encombrante piste musicale, le film se réfugie alors dans la pureté originelle du cinéma.
Théodore Anglio-Longre et Marthe Statius