Le premier tome de la Chronique des sentiments de l’écrivain et cinéaste allemand, Alexander Kluge vient d’être traduit chez P.O.L . Véritable livre-fleuve qui transporte une multitude de limons, ce roman propose d’envisager le passé comme un autre présent. Hirsute, échevelé le livre sort des normes et des sentiers battus pour « coller » le plus possible à son sujet.
Alexander Kluge est né en 1932 à Halberstack. L’écrivain est également un des réalisateurs du Nouveau Cinéma Allemand des années 60-70 (une rétrospective lui a d’ailleurs été consacrée à la Cinémathèque de Paris il y a deux ans). Élève d’Adorno et avocat à l’origine, son maître philosophe estima qu’il lui serait impossible d’être écrivain et juriste. Il envoie le futur auteur auprès de Fritz Lang, en pensant que le cinéma lui passerait l’envie de littérature. Il a donc a été l’assistant de Fritz Lang sur Le Tombeau hindou avant de commencer sa propre carrière.
Auprès du maître si maltraité en Allemagne, il apprend « ce qu’est un génie et comment on détruit son travail ». Alexander Kluge est également l’un des signataires du « Manifeste d’Oberhausen » qui réforme le cinéma allemand et réinvente les outils de production. Le cinéaste a réalisé de nombreux courts métrages et documentaires et dix longs métrages : Nouvelles de l’idéologie antique, Le complexe d’Allemagne, Fruits de la confiance . Néanmoins, Kluge ne renonce pas à l’écriture même s’il a d’abord fait du cinéma mais dit-il « comme on écrit des livres ». Quant à ces derniers il les a créés – selon la formule de Peter Weiss – « avec les moyens de cinéma ».
Renouveler les formes de la fiction
Chroniques des sentiments est un véritable livre fleuve qui transporte une multitude de limons. Hirsute, échevelé le livre sort des normes et des sentiers battus pour « coller » le plus possible à son sujet comme l’auteur le précise : « Les sentiments sont les véritables occupants des vies humaines. On peut dire d’eux ce que l’on a dit des Celtes (nos ancêtres, pour la plupart d’entre nous) : ils sont partout, seulement on ne les voit pas. Les sentiments font vivre (et forment) les institutions, ils sont impliqués dans les lois contraignantes, les hasards heureux, se manifestent à nos horizons, pour s’élever au-delà vers les galaxies. On les trouve dans tout ce qui nous concerne. » Jusque là l’auteur était un inconnu en France. Il est pourtant outre-Rhin l’une des figures les plus célèbres de la littérature allemande contemporaine.
Kluge écrit la réalité contemporaine allemande en se fondant non seulement sur sa culture mais selon une forme de fiction très originale : de courtes séquences deviennent des apologues qui construisent peu à peu une fresque inédite à la fois de l’histoire de l’Allemagne mais aussi de la culture occidentale. Cette écriture, cette démarche si originales sont actuellement absentes du paysage littéraire français. Une telle œuvre dans sa dimension comme dans son originalité ne se laisse pas facilement récupérer. L’auteur n’y joue pas les docteurs (es n’importe quoi) même s’il existe parfois dans son livre parfois un côté messianique.
Plutôt que d’avoir recours à la spiritualité il pousse plus à fond la logique matérialiste de son pays d’origine par une technique de l’exacerbation et du saccage.
Pour Kluge, écrire c’est faire en sorte que la littérature soit autant un geste qu’une œuvre. C’est tenter de montrer de quoi est fait le tissu intercalaire, la peau entre l’homme et les choses et faire du texte une complexion sensible, une matière. Il se veut donc autant créateur que générateur. Plutôt que d’avoir recours à la spiritualité il pousse plus à fond la logique matérialiste de son pays d’origine par une technique de l’exacerbation et du saccage. Il a encrassé les éléments (alibis) idéalistes qui servent de caution à la littérature « classique ». A l’aide des « sentiments » le texte n’a pas pour objectif de faire entrer de l’humain mais de casser une idéologie occidentale qui, sûre d’elle-même, n’a fait qu’empirer au fil du temps.
Certes il existe par l’importance même d’un tel corpus quelques signes extérieurs de mégalomanie. Pour autant l’auteur est l’inverse d’un Burroughs et son apologie d’un monde sans femmes, rêves d’une reproduction extra-matricielle, d’une reproduction in-vitro sont plus faits pour soulever les cœurs des bonnes consciences qu’afin d’imaginer un lycée homophile et misogyne. Kluge préfère souligner combien le mal est toujours possible. Mais une telle leçon ne peut se contenter d’idées-poutres qui ne sont parfois que des fétus de paille. Kluge entre dans les détails. L’espace du livre devient un monde manipulable face à celui où nous vivons et qui nous manipule. Le texte devient fil et flux. L’effet-masse (pas fragments) répond à une stratégie : reprendre à l’adversaire ses propres armes, faire de l’encre une poudre à dératiser.
Son livre est un brûlot, une énigme, une machine infernale dont les explosions ne font que commencer
Le corps d’une telle œuvre est donc excentré, décentré, morcelé. C’est comme un corps de femme, un corps sans l’organe du dehors, sans la loi et le phallus. C’est corps homogène, androgyne, mais aussi éclaté. C’est sans doute pourquoi il reste difficilement récupérable. On ne peut guère l’embaumer. Mais il est tout aussi difficile de l’enserrer dans des bandelettes afin qu’il demeure muet. Son emprise, son ordre ou ses contrordres apostrophent. Kluge y cogne sans que son livre devienne une boîte magique devant laquelle il faut se prosterner. C’est un brûlot, une énigme, une machine infernale dont les explosions ne font que commencer. Elles sont à venir face à celles du monde, rien ne sert de se boucher les oreilles, tout finira par éclater.
- Alexander Kluge, Chroniques des sentiments, tome I, P.O.L, 1116 pages, mars 2016, 30 euros.