Des milliers de données s’affichent sur de larges écrans, sous la forme de chiffres, de courbes, de graphiques. Des opérateurs téléphoniques répondent inlassablement aux requêtes, questions et autres signalements, qu’ils traitent ou transfèrent dans un flot continu de paroles et de sonneries. Dans les premières minutes du nouveau documentaire de l’inusable Frederik Wiseman (90 printemps), la mairie de Boston se présente comme un Sim City – ce jeu de construction et de gestion de ville – grandeur nature, une ruche bourdonnante et quelque peu effrayante pour le visiteur inopiné qu’est le spectateur.
Il ne faut pourtant pas s’y tromper : comme il l’a fait à l’échelle d’un quartier new-yorkais dans In Jackson Heights ou d’une petite bourgade du Midwest dans Monrovia, Indiana, Wiseman filme avant toute chose la prise de parole politique et citoyenne, revenant toujours aux habitants et aux communautés (d’ethnie, de religion, mais aussi de pensée ou de corporation) qui constituent la capitale du Massachussetts. Ce qui ne manque pas de fasciner, tout du long des quatre heures que dure le film, c’est l’éclatante manière avec laquelle la grammaire cinématographique avance main dans la main avec l’éthique documentaire : la patience et l’intelligence du montage permettent une continuité de la parole politique devenue proprement inédite dans le paysage audiovisuel actuel. Quant à la caméra, toujours à la bonne distance, elle rend justice à chaque visage et à chaque corps, avec une discrète mais constante empathie, sans excès et sans jugement. En prenant comme fil rouge la figure du maire démocrate Marty Walsh, elle expose les rouages de l’administration et des institutions urbaines et les met directement en rapport avec les lieux et quartiers dont il est directement question, cartographiant ainsi la ville bloc par bloc, plan par plan.On n’est pas d’un pays mais d’une ville
Wiseman ne filme pas une théorie du politique ; ce qui l’intéresse, c’est la très concrète expérience de la collectivité et de la communauté de destin.
On assiste alors à une incroyable remise à l’échelle humaine des enjeux politiques où chaque décision, chaque problématique est corrélée à la logique de la ville et ramène les habitants à leur statut de citoyens actifs, détenteurs d’une partie du pouvoir. Wiseman ne filme pas une théorie du politique ; ce qui l’intéresse, c’est la très concrète expérience de la collectivité et de la communauté de destin. Qu’il s’agisse de la question des expulsions locatives, de la construction de logements abordables, de l’installation d’un dispensaire de cannabis dans un quartier pauvre ou de l’organisation de la parade des Red Sox, l’équipe de base-ball locale, tout est débattu et commenté, alimentant les rouages d’une ecclésia moderne et disparate. Si cette mise en scène de la parole reformule et corrige le discours officiel, en redéfinissant avec précision ses enjeux matériels, elle met également en évidence ce qui unit la ville aux paradigmes nationaux et mondiaux. A l’occasion d’une réunion d’anciens combattants, rescapés de toutes les guerres modernes (Des deux guerres mondiales jusqu’aux conflits afghan et irakien en passant par la Corée, le Vietnam…), la vigueur et l’urgence des témoignages réactivent la galerie de tableaux historiques – l’arrivée des Pères Fondateurs, le premier Thanksgiving, la Boston Tea Party… – ornant la pièce, sortant ces épisodes de la symbolique pour réaffirmer leur importance sur des trajectoires humaines, complexes, traumatiques. Ce rapport fusionnel de Boston à la nation américaine, on le comprend, est rendu difficile par les relations plus que glaciales qu’entretiennent la mairie démocrate et Washington, siège du pouvoir fédéral.
La démocratie ne vaut que par la qualité des citoyens
Il s’agit de comprendre ce qui nous régit, à l’échelle d’une rue ou d’un quartier, de ne pas tout céder au pouvoir et de considérer que l’Etat, avant tout chose, c’est vous, c’est moi, c’est nous.
Quand le vernis craquelle, c’est toute la mosaïque qui risque de ne plus faire sens. Dans City Hall, la menace de la division est partout. Entre la ville et le gouvernement du pays, on l’a dit. Entre les multiples communautés, aux écarts de richesse astronomiques. Et au sein même des foyers, comme l’illustre la visite d’un fonctionnaire de la ville à un vieil homme, envahi par les rats et les inondations, menacé d’expulsion par ses propres frères et sœurs. C’est peut-être ce qui confère au film de Wiseman cet accent militant légèrement plus prononcé qu’à l’habitude : il lutte contre une pente naturelle au relâchement, à l’abandon des outils démocratiques au profit d’une centralisation administrative toujours plus prononcée. Il redonne un espace d’expression et de visibilité à l’exercice de la citoyenneté, dans ses formes les plus simples et les plus accessibles. Il s’agit de comprendre ce qui nous régit, à l’échelle d’une rue ou d’un quartier, de ne pas tout céder au pouvoir et de considérer que l’Etat, avant tout chose, c’est vous, c’est moi, c’est nous.
Frederik Wiseman serait-il le dernier des patriotes ? Il est en tout cas un des observateurs les plus fidèles et les plus pertinents de la nation américaine, dans ce qu’elle peut encore incarner, même fragilement, de pluralité et de destinée collective. Par son étude minutieuse de la vie administrative et politique de Boston, sa ville natale, par son regard sur les femmes et les hommes qui la font vivre, il ajoute un petit joyau à une filmographie déjà si vaste et si précieuse. Et à moins d’un mois des élections américaines, il suggère que tout n’est peut-être pas perdu.
Corentin Destefanis Dupin
City Hall, un documentaire de Frederik Wiseman
En salles le 21 octobre 2020