Soleil cou coupé, de Clémentine Haenel, est le deuxième texte de notre collection « Vrilles » aprèsLes Petites Lèvres de Victor Dumiot. Ce récit se déroule dans un lieu bien connu des vacanciers fauchés : les clubs « all inclusive » où l’on doit réserver un transat dès 7 h du matin pour être près de la piscine. Dans la nouvelle, les vacances sont synonymes de confrontations avec autrui, entre « variation sur le même dans le monde des beaufs » et violence la plus extrême à la fin. Estelle Derouen a réalisé un entretien avec Clémentine Haenel pour évoquer ces différents aspects.
Estelle Derouen : Après avoir écrit deux romans, Mauvaise passe en 2018 et Pleins phares en 2023, tous deux édités chez Gallimard, vous nous proposez une nouvelle aux allures de bombe, est-ce que l’exercice vous a amusée ?
Clémentine Haenel : Oui, l’exercice m’a beaucoup amusée car c’est la première fois que j’écrivais une nouvelle. Comme je suis plongée dans l’écriture de mon troisième livre, prendre le temps de pour Soleil cou coupé a été extrêmement libérateur. C’était une bonne occasion de sortir du travail de mon roman, de prendre un sujet tout autre pour m’amuser et y prendre du plaisir. En quelques semaines de travail, on arrive à un objet fini alors qu’un roman peut prendre quelques années à être achevé. D’ailleurs, je lis beaucoup de nouvelles, j’adore ça, mais je ne m’étais jamais encore prêtée à l’exercice. Cela m’a donné envie d’en écrire d’autres.
ED : Vous envisageriez d’écrire un recueil par exemple ?
CH : Oui, c’est toujours quelque chose que j’ai envisagé, mais je ne me suis jamais lancée. La collection « Vrilles » a été l’occasion de s’essayer à l’exercice.
ED : Il s’agit clairement d’un sujet qui renvoie à une tragique actualité et à une préoccupation constante, sans trop en dire sur la chute, est-ce que ce sujet vous habite depuis longtemps ou bien attendiez-vous l’occasion d’écrire là-dessus ?
CH : Le terrorisme est un sujet très actuel, mais il ne me préoccupe pas personnellement dans mon écriture. Son inclusion a pour vocation de créer un contraste très fort entre le pseudo-paradis des vacances dans un club, bien clôturé et cloisonné où il n’est censé absolument rien arriver, et cette terreur qui survient depuis la mer et la plage.
En revanche, dans mon écriture, je m’intéresse à différentes formes de violence. Exploiter cet aspect était un ressort intéressant. Je me suis inspirée d’une attaque terroriste qui a eu lieu en 2015 à Sousse (Tunisie) dans un complexe « all inclusive » comportant un accès à la plage. Trente-neuf personnes sont décédées. Dans Soleil cou coupé, les faits sont différents, mais ce fait divers m’a donné envie d’écrire sur l’île de Djerba et le « all inclusive ».
ED : Il s’agit d’un départ, nécessaire pour la santé mentale et morale de la narratrice qui est à la fois dans le besoin d’évasion (quasi prescrit par son médecin) et plongée dans cet état dépressif. Ce personnage, dans ses besoins et ses contradictions, incarne-t-il la société d’après vous ?
CH : Elle représente une bonne partie de la population. Je travaille sur la folie en général et les maladies mentales qui peuvent nous traverser au cours de notre vie, même si ce n’est pas réellement le cas ici. Mes romans, eux, mettent en scène des personnages assez angoissés et potentiellement dépressifs. En ce qui concerne la narratrice de Soleil cou coupé, on ne sait pas grand-chose d’elle : je laisse les choses ouvertes et floues à dessein afin que le lecteur injecte ce qu’il ressent. On voit qu’elle est dans une situation d’impasse, qu’elle en a ras-le-bol et on lui prescrit le repos. Elle décide donc de partir en vacances avec sa famille et se retrouve à chercher un séjour bradé sur internet pour partir dans un « all inclusive » à Djerba.
J’essaye aussi de confronter des choses qui peuvent être très belles et poétiques avec des éléments vulgaires dans ma nouvelle.
Cette envie d’évasion est assez représentative de la société. Elle consiste à ne pas visiter et à ne pas s’intéresser à la culture d’un territoire, mais à veiller à ce que ne soit pas cher et situé dans un périmètre choisi. Explorer la microsociété de ces complexes hôteliers est fascinant et se prête à être investi par la littérature.
ED : Vous parlez de « repos économique », une manière d’illustrer la crise économique et le besoin de profiter, d’évasion, exacerbé depuis le confinement et matérialisé par les réseaux sociaux. Que pensez-vous de la mise en scène de nos vacances sur les réseaux sociaux, quitte à enjoliver le réel ?
CH : C’est un sujet ! (rire) Il y a un aspect que je comprends car j’aime aussi les belles images et le fait d’immortaliser un moment en prenant une photo. Cependant, c’est exaspérant de voir les gens aspirés par leur téléphone tout le temps au lieu de profiter de la beauté des lieux. Je parle d’ailleurs de l’importance du wifi pour certains touristes qui restent dans les halls d’hôtel alors qu’ils ont accès à la nature, aux paysages et aux activités qui changent du quotidien. Cette liberté de ne pas avoir de réseau est pourtant précieuse en vacances.
ED : Puisque vous racontez les conditions de voyage low cost, dans un contexte de développement de trains low cost, capitalisme oblige, tout cela semble répondre à une demande tout en étant critiquable, mais c’est surtout peu poétique. La poésie est-elle essentielle au voyage aujourd’hui ?
CH : Oui ! Mais la poésie peut surgir de partout. Cette nouvelle, on peut par exemple se dire qu’elle n’a rien de poétique, que ce soit dans l’avion low cost, le complexe hôtelier qui est massif et vulgaire, les touristes, mais il y a des troués de poésie. Et oui, évidemment la poésie est essentielle au voyage. Pour moi, le voyage est un déplacement du regard et la poésie l’est tout autant. La poésie consiste aussi à mettre deux choses qui n’ont rien à voir ensemble pour oser proposer une réalité nouvelle. C’est ça que j’aime.
J’essaye aussi de cultiver cet effet de surprise, notamment en confrontant des choses qui peuvent être très belles et poétiques avec des éléments vulgaires, terre à terre et prosaïques dans ma nouvelle.
ED : Difficile de ne pas penser à La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq, dont le titre se cache dans le texte. Est-ce que le touriste français constitue un personnage inspirant ? Est-il un baromètre de l’état de l’humanité ?
CH : Je connais ce titre de Michel Houellebecq mais je ne l’ai pas lu ! Ce sont des mots qui me sont venus tout à fait naturellement quand je décris l’arrivée de l’héroïne sur cette île et qu’elle sent le climat qui change, l’atmosphère, la végétation, etc. Ce n’est donc pas un clin d’œil même si je trouve ce titre magnifique.
Ces vacanciers extravagants constituent un matériau romanesque formidable.
Alors allons-y, le touriste français est un calvaire, disons-le ! C’est évidemment une généralité (rire) et je suis moi-même française et touriste. Cela m’a inspirée dans ce texte dans lequel je dresse des portraits de touristes français. Ce sont surtout eux qui décident de s’offrir ce type de vacances. Je trouvais pertinent de décrire leur aspect extrêmement consumériste, assez malpoli, désintéressé du patrimoine, se sentant tout permis, investissant les lieux comme s’ils étaient chez eux. Ce tourisme de masse est absolument fascinant.
ED : Et on atteint le paroxysme de cette vulgarité au moment du concours de couples qui est extrêmement drôle.
CH : Oui, on est au cœur de ces jeux assez grossiers créés dans ces clubs de vacances. Je ne les trouve pas drôles – et je ne juge pas ceux qui aiment. Je m’interroge néanmoins sur cette faculté de monter sur scène, de danser et de lâcher totalement prise, ce qui me mettrait personnellement très mal à l’aise. Ces vacanciers extravagants constituent un matériau romanesque formidable.
ED : Il s’agit d’une mère, accompagnée de « l’enfant » et de « son mec », les termes choisis marquent une certaine distance, pourquoi avoir choisi cette forme au lieu de davantage incarner la famille ?
CH : J’avais envie d’entretenir le flou dans cette nouvelle, que l’on sente l’atmosphère et les choses à travers la distance de la narratrice. Elle met effectivement à distance sa famille bien qu’il y ait des élans d’amour manifestes à la fin par exemple. Tout comme elle fait partie de ce club, mais à distance également. Il y a aussi une autre préoccupation, dès le début, qui n’est volontairement pas explicite : le désir d’enfant qui plane sur le texte.
ED : L’arrivée du sang a d’ailleurs toute son importance dans votre texte.
CH : Cette femme est effectivement obsédée par le sang des règles qu’elle ne veut pas voir apparaître. Le texte commence par « Des mois qu’elle essaie. Des mois qu’elle rate », puis on lui prescrit du repos, car ça peut l’aider d’arrêter d’y penser. Elle est très à distance de sa propre famille, des vacanciers mais aussi de son propre corps. Elle parle de son corps comme d’une chose à côté d’elle puisqu’elle est spectatrice : elle attend un événement qui a commencé, ou pas, en elle. Cela explique le fait qu’elle ne soit pas très présente. Mais il s’avère que c’est un tout autre sang qui coule…
ED : Est-ce que vous conseillez la lecture de votre nouvelle avant de partir en vacances ?
CH : Absolument ! C’est même nécessaire ! D’autant que ça reste un texte amusant à lire bien qu’il traite de sujets assez sombres, voire angoissants. Il doit se lire avec distance et humour et, oui, il faut surtout le lire avant de partir en vacances.
ED : Est-ce que vous pensez qu’au fond, nous sommes attachés à ce que nous méprisons ? Car il y a une insistance sur l’autour et autrui, à travers moult portraits au moment du départ et au moment du drame.
CH : Il y a une vraie ambivalence dans le rapport de cette femme aux autres et au monde. Plusieurs fois, elle se dit que si l’extinction de l’humanité devait arriver, ce ne serait pas nécessairement mauvais en raison du comportement de certains individus. Elle juge leurs agissements déplacés et grossiers mais c’est parce qu’elle aimerait qu’il y ait plus de douceur et de gentillesse. Il s’agit donc d’une déception qui entraîne une mise à distance. Mais si elle n’avait pas un minimum d’attachement, elle ne serait pas déçue non plus.
Les portraits des personnes qui viennent à la fin sont moins abrasifs et décrivent des comportements, parfois loufoques, qui constituent un panel de cette microsociété qu’elle a explorée pendant sa semaine de vacances.
S’ajoute à cela un regard écologique sur certains comportements polluants. Elle est exaspérée par cette société de surconsommation où les gens achètent des produits et jettent tout par terre alors qu’ils sont en pleine nature. Elle fait d’ailleurs partie de ce système-là dans lequel elle peut aussi se montrer consumériste. Elle s’en rend compte, mais elle se dit qu’on peut vraiment faire mieux.
ED : Je m’interroge sur le titre, à la fois cinématographique et musical. Il peut rappeler le célèbre « Sea, sex and sun » de Serge Gainsbourg, mais aussi le « coupé » d’un tournage. Avez-vous envisagé son écriture et son rythme, très dynamique, à la manière d’un court-métrage ?
CH : Je suis très attachée à la représentation visuelle, si possible très claire, des choses. Il y a donc un côté « scène » avec des descriptions sur l’éclairage, comme les effets de lumière sur la mer. L’idée est que l’on puisse facilement s’imaginer les « plans ». Je trouve ça chouette de donner ces détails-là quand on écrit afin de mieux transmettre l’ambiance et de rentrer plus précisément dans la visualisation des scènes, aussi violentes soient-elles.
- Soleil cou coupé de Clémentine Haenel dans la collection Vrilles, à se procurer sur notre site.