Alors qu’il y a une dizaine d’années s’éteignait le romancier Pierre Siniac, Zone Critique a décidé de revenir sur le parcours de ce maître du roman noir, trop largement méconnu du grand public, mais qui compte parmi ses admirateurs rien moins que Jean-Patrick Manchette et A.D.G. Portrait.
Depuis les années soixante, la république des lettres, dont l’étiquette est souvent aussi stricte que celle des anciennes cours européennes, refoule régulièrement certains écrivains vers les marges et ce qu’elle nomme parfois dédaigneusement la littérature de genre. Des auteurs qui ont donné licence à une fantaisie débridée et aventureuse ou exploré les gouffres les plus sombres des âmes et des sociétés modernes, ont ainsi souvent trouvé dans le polar et la science fiction une liberté que les codes du “bon ton” littéraire auraient certainement brimés. Né en 1928, disparu en mars 2002, Pierre Siniac était de ces romanciers qui on écrit à rebours des modes de ce temps, en ont spontanément refusé les entraves et ont ainsi maintenu un art populaire du récit qui ne s’abandonne jamais au narcissisme de l’autofiction ou aux jeux formalistes. Mais la postérité paraît aujourd’hui ingrate pour ce singulier créateur, et ses livres ne semblent désormais trouver des lecteurs que dans un cercle étroit d’amateurs de polar et d’admirateurs de la première heure. L’homme, il est vrai, était secret, vivait dans l’ombre de son oeuvre, et s’est toujours refusé aux exhibitions qui assurent les notoriétés faciles. Il fuyait les journalistes, ne s’est jamais engagé dans la défense d’une “bonne” ou d’une “mauvaise” cause, n’a jamais signé de fracassantes pétitions ou des pamphlets à scandale. Il travaillait.
L’une de ses rares apparitions médiatiques, dans une émission de l’ancienne O.R.T.F consacrée au roman policier, en compagnie d’Albert Simonin et de Jean Patrick Manchette, montre un homme fébrile, qui semble angoissé d’être au monde, dont la parole est brève et qui ne livre rien de son existence. Quelle fut donc la vie de Pierre Siniac ? Les éléments biographiques dont nous disposons sont minces. Issu d’une famille de modestes artisans – sa mère était couturière et son père, d’origine grecque, “travaillait dans la chaussure“-, il quitte l’école communale à quatorze ans pour suivre une formation professionnelle de “technicien spécialisé dans le chauffage central“… Rien qui ne puisse vraiment déterminer une vocation d’écrivain. Mais le futur romancier est déjà un lecteur vorace qui se passionne pour la littérature policière mais découvre aussi Nicolas Gogol, Edgar Poe, Villiers de L’Isle Adam et les contes fantastiques d’Hoffmann; plus tard viendront Marcel Aymé et surtout Louis Ferdinand Céline dont l’influence sera déterminante. Pierre Siniac, comme il le note dans un bref autoportrait qu’il rédigea quelques années avant sa mort, a assez vite emprunté des chemins de traverse pour consacrer ses journées au cinéma, à la lecture, à la flânerie et à l’écriture. Ce furent ensuite, jusqu’à ses trente ans, des années de galères et d’errances où il se mêle “à tous les milieux et tâte de tous les métiers, de secrétaire d’un mage marchand d’amulettes à OS chez Citroën et ouvrier agricole”. Sa vie ne trouva vraiment une certaine stabilité – mais que sait-on du mystérieux Siniac ? – qu’après la parution de son premier roman (Illégitime défense, en 1958, aux éditions de L’Arabesque) et son entrée à la série noire où il publia, en 1967, Les morfalous, un polar “militaire” qui fut adapté au cinéma par Henri Verneuil en 1971. Dans les années qui suivirent ces premiers succès, et malgré un grand prix de littérature policière en 1981, Pierre Siniac ne connut jamais une gloire éclatante. Il publiait régulièrement à la série noire, et à partir des années quatre-vingt, aux éditions NEO, chez Baleine puis dans la collection de romans noirs édités par Rivages. Il vivait avec sa mère (morte en 1988), ses chats et ses livres. Il écrivait loin de ce monde à qui il préférait sans doute celui de son imagination. Sa mort, le 13 mars 2002, eut le caractère macabre de certains de ses romans. Ses voisins ne l’ont réalisée qu’un mois plus tard, quand ils ont senti l’odeur d’un cadavre. Les pompiers sont entrés le 11 avril dans l’appartement, pour découvrir le corps en état de décomposition avancée. Fin de partie digne de l’auteur grinçant d’Aime le maudit et de Monsieur Cauchemar.
Dans les années qui suivirent ses premiers succès, Pierre Siniac ne connut jamais une gloire éclatante
C’est sans doute vers son oeuvre, qui compte plus de quarante romans et cinq recueils de nouvelles, qu’il faut se tourner si l’on veut vraiment rencontrer Pierre Siniac. Tout le reste n’est pas littérature. Admiré par Jean Patrick Manchette et A.D.G, cet être effacé fut l’un des grands rénovateurs du polar français et l’inventeur d’un univers romanesque inédit qui a autant emprunté les voies de la tradition réaliste que celle du fantastique, de la farce macabre, d’une certaine forme populaire et rabelaisienne de surréalisme et d’une veine populiste renouvelée. Il relève parfois (notamment dans ces deux romans gris que sont Femmes blafardes et Bazar bizarre) du monde de Marcel Aymé – mais un Marcel Aymé âpre et noir – et de Georges Simenon. Le monde de Siniac s’enracine en effet dans un pays aujourd’hui disparu de petits bourgeois, de rentiers, d’ouvriers, d’artisans et de petits paysans. Une France où les villes de provinces et certains quartiers parisiens forment des univers clos et inquiétants, animés par des codes et des mécaniques sociaux qui paraissent ésotériques aux regards étrangers, où d’étranges tabous déterminent les vies et les soumettent à des rythmes mystérieux. Aussi ses héros sont souvent des démons de petites envergures, dont le démonisme se révèle à la faveur d’une querelle mesquine, d’une vieille jalousie mal éteinte ou qui sont poussés aux crimes par des forces sociales auxquelles ils ne peuvent résister.
Pierre Siniac a aussi le génie des intrigues tragi-comiques où ses antihéros vivent les aventures les plus improbables
Mais Pierre Siniac n’est pas seulement le chroniqueur des landrus de sous-préfectures et des drames que cachent les plus médiocres querelles d’héritage. Il a aussi le génie des intrigues tragi-comiques où ses antihéros vivent les aventures les plus improbables. Des éclopés de la vie, des cabossés et des “ratés” s’y rêvent “casseurs du siècle“, cerveau de très fines escroqueries, bandits d’envergure. Arsène Lupin et Al Capone y sont revus par les pieds nickelés. Dans ses polars de facture apparemment classique, on croise aussi rarement des gangsters à la mâchoire carrée et au charme irrésistible, des amants de vamps fatales qui préparent leurs mauvais coups en buvant du whisky de marque. Tous ces clichés du roman policier américain sont subvertis par l’humour noir d’un lecteur de Céline (nombre de ses personnages ont la pathétique mégalomanie du Courtial des Peireire de Mort à crédit) et par la gouaille d’un amateur de cinéma populaire. Qu’il mette en scène des malfrats de seconde zone croyant avoir trouvé l’arme absolue contre les murs de banque et les barrages policiers (Le casse route), un cireur de chaussure trop ambitieux rêvant de percer le coffre-fort le mieux gardé du monde (Les montes en l’air sont là) où la traque d’un chargement d’or sur les routes de l’exode par une bande de voyous parigots et de déserteurs (Sous l’oeil noir des rapaces), Siniac ose tout ce qui est grinçant, mal polis et déviants, et sait ficeler des dialogues dignes d’Audiard et de Jeanson, des saillies et des monologues que l’on rêverait entendre réciter par un Michel Simon ou une Arletty. S’il est un maître dans la construction d’intrigues complexes et qui ne sont jamais avares de coups de théâtre, d’apparences trompeuses de mystères, Pierre Siniac est là l’héritier d’une certaine littérature populiste où l’argot des zincs et des malfrats est transfigurée, et où se fait entendre le verbe d’un peuple d’insoumis.
À la marge de son oeuvre strictement policière, Pierre Siniac a donné enfin la série des aventures de Luj’Inferman et la Cloducque. Parue à la série noire, mais en violant tous les codes, cette suite de romans est un objet littéraire non identifié. Elle raconte “les enquêtes” de deux créatures dont l’apparence autant que les moeurs et le langage entrent spontanément en conflit avec toutes les formes de la vie sociale. La Cloducque est un ogre hermaphrodite, mangeur d’oiseaux crus, d’une violence naïve et qui est la dernière incarnation d’un paganisme sauvage et irrégulier ; Luj’Inferman, lui, est une sorte de vagabond archaïque transporté dans la France de Pompidou et de Giscard, et qui s’adapte péniblement – c’est le moins qu’on puisse dire – aux conditions modernes d’existence… En relatant les errances de ces deux “monstres“, Siniac a lâché la bride à son imagination et a offert une étrange synthèse entre un surréalisme débraillé, la farce carnavalesque médiévale et le road movie déjanté. Pour certains de ses admirateurs c’est la plus belle réussite de son oeuvre et celle où son génie s’est le plus complètement manifesté.
Dix ans aprés sa disparition, Pierre Siniac mérite de retrouver de nouveaux et de nombreux lecteurs, car il offre généreusement ce que refoule une littérature trop bien dressée. Avec André Héléna et Jean Amila, il est l’un des représentants de cette tradition souterraine qui ouvre d’autres voies, contre les routines du roman officiel.
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Olivier François. (Article paru dans le dernier numéro de la revue Elements)