Jack Kerouac et Allen Ginsberg, deux piliers de la Beat Generation, ont entretenu une amitié de plus de vingt ans, au cours de laquelle ils se sont beaucoup écrit. Leur correspondance est publiée pour la première fois en France, témoin précieux de la vie de ces deux écrivains sur la période 1944-1969.
Kerouac et Ginsberg se sont échangé plus de trois-cent lettres, l’édition française proposée par Gallimard en contient près des deux tiers. De ce choix il reste un corpus conséquent, déroulé chronologiquement et traduit de manière avisée- tâche hautement délicate lorsque le texte est ébauché comme un air de jazz ou de be-bop: suivant l’humeur, le pulse…
Ces derniers temps ont sonné le dévoilement progressif de l’oeuvre de Kerouac avec la publication du texte original de Sur la Route en 2010 -que Kerouac avait dû modifier six ans durant avant qu’il ne soit jugé publiable en 1957- sous le titre: Sur la route- le rouleau original (Gallimard), suivie d’une exposition du manuscrit aux Etats-Unis, puis en France en 2012. La publication de sa correspondance avec Ginsberg en cette fin d’année 2014 semble en être le dernier acte.
Une vieBeat
Les deux amis commencent à s’écrire très tôt – quelques mois seulement après leur première rencontre sur le campus de Columbia- et le lecteur comprend vite que ce qui rendra possible cet échange particulièrement dense est la dissymétrie de leurs vies respectives. Tandis que Ginsberg reste plusieurs années à New York- où il sera un temps interné-, Kerouac a le temps de traverser les Etats-Unis (Denver, la Caroline, le Massachusetts, le Mexique, la Californie). Ginsberg s’installe pour de longues périodes à San Francisco et en Europe, Kerouac y voyage mais ne s’arrête jamais vraiment. De même, alors que les premières années sont difficiles pour Ginsberg qui se croit fou et n’arrive pas à se faire publier, elles s’avèrent prolixes pour Kerouac qui mène sa vie comme il l’entend en voyageant de job en job et écrit une bonne partie de ses oeuvres majeures.
En 1959, le dictionnaire American College élabore pour la première fois une définition académique de la Beat Generation, et l’envoie à Kerouac pour avoir son aval avant la parution. Sans surprise, celui-ci la trouve « bien coincée » et en élabore une autre sur-le-champs qu’il fait lire à Ginsberg: « beat generation, membres de la génération arrivée à maturité après la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée qui prônent une certaine détente par rapport aux pressions sociales et sexuelles et épousent des valeurs anti-dirigistes, de désaffiliation mystique et de simplicité matérielle, en conséquence sans doute des désillusions de la Guerre Froide. Terme inventé par JK. ». Au-travers de ces lettres, ce sont les mouvement internes du groupe qu’il nous est donné d’observer de manière inédite. C’est à dire la posture franchement hostile de Kerouac envers quiconque entend définir, se rallier ou critiquer la Beat Generation, leur quotidien d’artiste en errance, et la relation de Kerouac et Ginsberg mais aussi leurs amitiés avec Burroughs, Carr et Cassady dont il est souvent question.
Le thème de la littérature est évidemment souvent abordé, allant de leurs auteurs fétiches (Shakespeare, Dickinson, Rilke, Yeats, Apollinaire…) à l’envoi des premiers extraits (de la poésie pour Ginsberg, les premiers jets de The Town and The City ou Sur la route pour Kerouac).
L’un et l’autre font ainsi figure de premier lecteur critique. Ginsberg paiera d’ailleurs le prix d’une critique trop honnête des premières pages de Sur la route dans laquelle il avertissait Kerouac de la censure qui condamnerait certainement le livre et s’inquiétait de son caractère décousu: « je pense que le livre est génial mais fou, pas au bon sens du terme, et qu’il doit être, sur le plan esthétique et dans l’idée de le faire publier, repris et reconstruit.». Quelques mois plus tard, la réponse de Kerouac, révélatrice de son caractère impulsif, est haineuse et hors de proportion: « Tu crois peut être que je ne me rends pas compte àquel point tu es jaloux», « sale petite merde minable », «tas d’égo littéraire insignifiant »…Cela ne marquera pourtant pas la fin de leur amitié- ni de leur correspondance- puisque Ginsberg ne sembla pas s’en formaliser et Kerouac finira par s’excuser.
Leur dernière oeuvre
Les anecdotes pleuvent des pages, surtout des lettres de Kerouac qui prend généralement le temps de décrire tout ce qui lui arrive.
Sur Hollywood:
« Brando est une merde, ne répond pas aux lettres du plus grand auteur en Amérique et n’est que l’insignifiant bouffon du roi de la scène.».
Sur ses premiers interviews télévisés:
« Surtout la téléqui m’a tué, la grosse caméra qui s’approche: « ça vous arrive de fumer de la dope?… » ».
Ginsberg sur une nuit innocente à San Francisco:
« En prison toute la nuit, ma première semaine ici, comme un vagabond (alors que j’ai 18 dollars et un boulot qui commence lundi et une chambre et que je suis en tenue de soirée) (…) mais en fait l’éclate- libérés le lendemain- la poudre était depuis le début de la poudre pour les pieds – Corso n’avait pas arrêtéde le leur répéter mais personne ne le croyait».
Dans l’une de ses lettres, Kerouac lance « Travailler, écrire, vivre. ». Ce triptyque fondamental résume à lui seul à la fois leur quotidien et leur oeuvre
L’écriture de Kerouac et Ginsberg ne se trahit pas. Dès les premières lignes le texte est ponctué de mots fortement évocateurs: rodéo, carabine, harmonica chromatique, essence, Frisco, peyotl, ticket de bus seconde classe… Vingt-cinq ans d’échange épistolaire auront couvert des migrations variées (aux Etats-Unis, en Europe et même en Asie pour Ginsberg), plusieurs machines à écrire cassées, des révélations sous psychotropes, un bon nombre de soirées allumées, des amitiés défaites, des expériences littéraires et finalement la renommée.
Dans l’une de ses lettres, Kerouac lance « Travailler, écrire, vivre. ». Ce triptyque fondamental résume à lui seul à la fois leur quotidien et leur oeuvre. De la même manière, leurs lettres et leur relation se confondent amplement avec leurs écrits publiées, si bien que leur correspondance est bien plus qu’une simple correspondance d’auteurs, peut être même leur dernière oeuvre, publiée à titre posthume.
- Correspondance Jack Kerouac- Allen Ginsberg (1944-1969), traduit de l’anglais (américain) par Nicolas Richard, Gallimard Nrf, 405 pages, 29€, novembre 2014.
C. P.