En octobre 1957, Jane, Jerry et Wally assistent au lancement de Spoutnik, premiers satellites soviétiques en orbite autour de la Terre, qui marquent le début de la conquête spatiale. Dans l’esprit romanesque de ces trois aviatrices, surgit alors un rêve d’espace. Il est aussi brutal et ostensible que l’éclatement du mur, à travers lequel pénètrent trois astronautes, dans un grondement sourd. Aussi impératif que cette chambre à soi, que Woolf intime aux femmes de trouver pour créer et faire exister leur espace de liberté. Pour elles aussi, alors, la course aux étoiles est entamée.
Recrutée par Randy Lovelace, Jerrie embarque avec elle douze femmes batteries dans l’aventure Mercury 13, programme destiné à former des femmes pilotes à devenir astronautes. Fébrile à l’idée de s’exprimer devant des amies, complètement terrorisée face à une assemblée, Jerrie se transforme pourtant en porte-parole du groupe des Mercury 13 tant sa pugnacité et sa force de conviction, inextinguibles, la conduisent à se battre pour les droits, d’abord de ses partenaires, mais plus largement de toutes les femmes. Jane – dont le prénom n’est prononcé qu’une fois, dans la bouche de Wally, démontrant, par un choix d’écriture efficace, que l’invisibilisation à laquelle elle est réduite prend fin uniquement quand elle est reconnue par une consœur dans son identité propre – combine son métier de pilote et son rôle de mère – de huit enfants ! – et d’épouse d’un sénateur démocrate. À côté de la charge mentale que représente la gestion de son foyer, passer onze heures – contre trois ou quatre pour les hommes – dans une cuve reproduisant les conditions de l’apesanteur lui paraît un jeu d’enfant, même un espace de calme inespéré. D’ailleurs, “[elle a] le temps” et que “personne n’exige rien [d’elle], c’est si rare.” Enfin, il y a Wally, la plus jeune aviatrice des États-Unis et la seule femme institutrice de vol d’une base militaire. Sa détermination à devenir astronaute dépasse tous les obstacles, elle aspire à ce que la joie soit “contagieuse” et la sienne est sans limite. La beauté du cosmos dans lequel elle se projette est prise en charge par une scénographie étoilée, teintée d’un bleu de lune très doux. Espace de l’imaginaire avant tout, marcher sur le mur, revêtue d’une combinaison spatiale, la lune au creux de la main, devient possible.
Le gril aluminium sur lequel se perche Domi, une astrophysicienne qui considère que faire une expérience quantique du temps est accessible aux mortels, une chilienne qui, enfant, regardait le ciel pour échapper à la dictature de son pays, sert à deux fois à créer l’illusion magnifique du cosmos. Son ombre, d’abord, reflète sur le mur les contours d’un satellite. Par ailleurs, sa structure faisant office de barre fixe, le corps de l’acrobate qui s’y tient donne l’impression d’être en apesanteur. Ici, la discipline de prédilection de Maëlle Poésy prend tout son sens.
Elphège, quant à elle, se passionne pour le ciel qui, longtemps, lorsqu’elle habitait en Centrafrique, formait le plafond de sa chambre, et auquel elle veut consacrer sa vie. Rapidement, son vertige la cloue au sol, bien que la planète Mars reste son bureau. Elle comprend que “l’activité sans grand danger à laquelle [elle] peut se prêter, c’est poser des questions.” Elle se met alors à étudier les extrêmophiles, ces êtres capables de développer des facultés leur permettant de vivre dans des conditions extrêmes, d’ordinaire défavorables au vivant.
“Tout est relatif quand on commence à parler d’espace”
L’intelligence de l’écriture de Kevin Keiss se niche en ces deux endroits. User de la polysémie de l’espace pour revendiquer un combat féministe et transformer la profession d’Elphège en une image décrivant la place des femmes dans l’espace public. Par le biais de l’adaptation en fiction de l’histoire des femmes du Mercury 13, Keiss et Poésy parviennent, non pas frontalement mais subtilement, à illustrer la violence avec laquelle les femmes sont invisibilisées, sous-estimées, discriminées, voire dénigrées, en raison de leur sexe. Pour preuve, les critères de sélection pour intégrer le Mercury Seven se révèlent, sans en avoir l’air, discriminatoires : en plus d’être ingénieur diplômé et d’avoir à son actif plus de 1 500 heures de vol, les candidats doivent, par exemple, mesurer au minimum 1 m 80, chausser du 46 – autant de données qui rendent ce programme inaccessible aux femmes, et justifient la création de Mercury 13. Après avoir fait miroiter un rêve à tous les citoyens américains, sans distinction de genre, les hommes en privent les femmes. À celles-ci donc de riposter : “Ne nous fermez pas les portes de l’espace, ne nous fermez pas les portes de l’histoire.” Pire encore, si la parole leur est prêtée, c’est pour mieux la décrédibiliser. En atteste l’interview entre Jane et un journaliste qui, après l’exposition des résultats stupéfiants des femmes aux tests – meilleurs, accessoirement, que ceux des hommes –, le clôt avec une outrecuidance qui souffle sa voix : “Il semblerait que vous n’êtes pas la femme d’un sénateur pour rien.” Ainsi que leur plaidoyer face à la Chambre des représentants pour défendre l’avenir des femmes et la justice sociale, pour leur permettre “d’appartenir au ciel, et plus aux frontières” – auquel se voit opposer un argument ignominieux : “Ne le prenez pas personnellement, […] mais si on ouvre la voie aux minorités, qui se sera après les femmes ? Les Portoricains ?” Aux femmes, de nouveau, de faire valoir une position éthique qui en dit long sur leur clairvoyance et leur sagacité : les femmes doivent être intégrées à la NASA, non pas pour ne pas être discriminées mais bien parce qu’elles ont une contribution à apporter.
Les choix symboliques de Maëlle Poésy imagent ingénieusement la ténacité et le courage dont doivent faire preuve les femmes pour exister et être reconnues dans un monde d’hommes.
Les choix symboliques de Maëlle Poésy imagent ingénieusement la ténacité et le courage dont doivent faire preuve les femmes pour exister et être reconnues dans un monde d’hommes : creuser dans le système patriarcal, de leurs propres mains, des brèches auxquelles s’accrocher pour escalader la paroi lisse et imprenable qui mène aux étoiles. Sur des airs de Nina Simone, la force et la précision de la chorégraphie des cinq comédiennes, aussi bien militaire que flamboyante, donnent l’impression qu’elles sont légion.
Une guerre froide qui n’en finit pas
En sous-texte, à travers le combat des Mercury 13, deux modèles sociétaux s’affrontent : celui des États-Unis, vorace, inéquitable, liberticide et mégalomane, et celui de l’Union soviétique, joyeusement désordonné, audacieusement avant-gardiste, et immensément poétique dans sa perception du réel. Que ce qu’il manque à Valentina Terechkova, la première femme cosmonaute, quand elle se trouve dans l’espace, soient les odeurs ou encore le bruit de la pluie, que son nom de code soit “La Mouette”, en référence à l’un des plus grands dramaturges du XXe siècle, en est un exemple. Que les Russes plantent un arbre chaque fois qu’une personne se rend dans le cosmos en est un autre.
Au-delà de la frappante illustration des discriminations subies par les femmes, la pièce de Keiss et Poésy confrontent le spectateur, discrètement, presque imperceptiblement, à un constat affligeant : l’écrasement d’une idéologie par une autre, et l’influence planétaire exercée par cette dernière, au point de conditionner une partie de l’Occident à s’inscrire dans un paradigme injuste et persécuteur, dépourvu d’harmonie et de magnanimité.
Ne l’oublions pas : dans le cosmos, Youri Gagarine a précédé Neil Armstrong.
Kevin Keiss et Maëlle Poésy signent, avec cette nouvelle création, un spectacle d’une complétude rare : l’écriture, aussi lisible que fulgurante, se mêle à une mise en scène subtile, qui désépaissit le brouillard qui, jusque-là, obscurcissait l’éclatement d’une lune radieuse. Cette pièce n’est pas politique, elle est universelle et sa puissance, son “overview effect”, s’en trouvent considérablement augmentés.
- Cosmos, écrit par Kevin Keiss et mis en scène par Maëlle Poésy, du 10 au 21 janvier 2024 au Théâtre Gérard Philipe
Crédit photo : Cosmos ©Jean-Louis Fernandez