Comment échapper à un environnement familial et périurbain que l’on n’a pas choisi? Quelles sont les séquelles d’une enfance rythmée par les contraintes, les moqueries et les cris ravalés? Est-ce que le temps guérit vraiment toutes les blessures? Avec Dans l’attente d’un autre ciel (Éditions d’en bas) l’écrivain suisse Damien Murith explore les affres autant que les espoirs d’une cellule familiale aux interdépendances fragiles.
Damien Murith n’a probablement jamais lu The Church of John F. Kennedy de Thomas Meinecke, où tout ce que les grands centres urbains peuvent avoir d’attirant, de fantastique et d’improbable est résumé par cette belle observation selon laquelle, à New York, les gens ne vivent pas les uns à côté des autres, mais empilés les uns sur les autres. Pourtant, c’est cette situation de cohabitation sinon contre-nature, du moins peu en phase avec les dispositions humaines, qui est au cœur de son quatrième roman, intitulé Dans l’attente d’un autre ciel.
Publié en novembre 2021 à Lausanne par les Éditions d’en bas, ce bref texte d’à peine cent-vingt pages est présenté sur la quatrième de couverture comme « le récit d’une enfance douloureuse ». De prime abord la formule semble en effet pertinente. L’auteur ne met-il pas en scène un jeune garçon que l’on imagine volontairement avoir l’âge de fréquenter l’école primaire, livré sans défense aux caprices parentaux (comportement apathique, désintérêt affiché, fausses promesses), qui cherche à compenser le manque d’affection physique par le lissage incessant et décidément pathétique de son pyjama? Un garçon prisonnier d’un environnement inhospitalier, en proie aux angoisses quotidiennes avec comme unique bouffée d’air les sucreries achetées au kiosque, cette « part d’enfance à portée de main »?
Dans l’attente d’un autre ciel est le récit d’une éprouvante entrée dans la vie.
L’épuisement, l’impuissance, la rage muette mais aussi l’espérance qui l’habitent, le prologue du texte les illustre probablement le mieux. Avec ses six courtes phrases commençant toutes par « C’est… » à travers lesquelles se trace une ligne de fuite narrative menant du lieu clos à l’envol, de l’abattement à la liberté. Les deux citations placées en tête du texte, du fait qu’elles mettent en avant le double motif de l’amour: « L’amour choisit l’amour sans changer de visage » et de l’absence: « Du noyau à la croûte, un long manteau d’absence pour te parer… » pointent dans cette même direction: celle de lire Dans l’attente d’un autre ciel comme le récit d’une éprouvante entrée dans la vie.
Un bouquet de récits
« Que faire de tant de mensonges, de tant de laideurs, de tant de peurs? »
Or, résumer le texte par cette unique approche, aussi justifiée soit-elle, serait fort réducteur. D’autant plus qu’elle causerait du tort au talent littéraire de Damien Murith. Car si Dans l’attente d’un autre ciel vaut le détour, c’est justement parce que, sous des apparences de sobriétés stroboscopiques, le texte abrite tout un ensemble de récits, souvent évoqués en filigrane, au détour d’une phrase ou bien par des blancs narratifs savamment maîtrisés.
Ainsi, Dans l’attente d’un autre ciel raconte aussi les tourments d’une mère dépressive, affalée sur le bord d’une table, terrée dans son lit, retranchée dans le béton gris des tours, oscillant sur les bords de la folie avec, comme principaux points de mire, la nostalgie d’une vie rurale, heureuse mais désormais lointaine, et un divorce (très) mal assumé. On y lit également le récit d’un voyage estival, en train, puis en bateau, conduisant mère et fils dans une complicité jusque-là insoupçonnée vers le Nord. Un Nord, qui, étant donnés la plage, le bord de l’eau, le soleil, rappelle presque la félicité du Sud. Dans l’attente d’un autre ciel est en outre le récit d’un chat: souffre-douleur pour la mère, source d’affection et de chaleur pour le fils – dont le prénom, Léo, rappelle d’ailleurs une certaine félinité. Son destin aura des répercussions inattendues, d’une intensité glaciale qui donne au roman l’un de ses moments les plus forts.
« Que faire de tant de mensonges, de tant de laideurs, de tant de peurs? »
Enfin, Dans l’attente d’un autre ciel est le récit d’un père, dont l’absence, les silences et jusqu’au mirage fantasmé sont la source d’autant d’amour que de haine, d’appels au secours que de jurons grossiers.
S’y ajoutent les récits d’un sport qui sauve (en l’occurrence le basketball), des chansons qui emportent (en particulier celles de Bob Dylan), d’un lieu d’habitation tantôt insalubre, tantôt baigné de lumière, des mots qui blessent et qui brisent les vies autant que les êtres, des mensonges que (se) font les adultes et desquels souffrent les enfants, des couleurs (vert, jaune et blanc) que l’on conserve en soi et qui, sans être ravivées, virent au gris. Enfin, Dans l’attente d’un autre ciel est le récit d’un père, dont l’absence, les silences et jusqu’au mirage fantasmé sont la source d’autant d’amour que de haine, d’appels au secours que de jurons grossiers. Bien qu’il n’intervienne qu’à peine dans la narration, son personnage pèse lourdement sur le quotidien de la mère comme du fils. À tel point que ce dernier s’interroge sur les séquelles tardives laissées par ce manque ainsi que sur ses capacités d’endosser à son tour le rôle paternel.
Une écriture déliée
Damien Murith, avec une impressionnante économie des mots, une subtilité syntaxique et une précision stylistique souvent éblouissante, fait naître des images, des scènes, des rencontres d’une intensité qui ne laissent pas indifférent.
Malgré la multiplication des récits et la virtuosité avec laquelle l’auteur les fait concorder, la véritable prouesse de Dans l’attente d’un autre ciel se situe moins dans les sujets abordés que dans la forme qu’ils revêtent. En quatre-vingt-quatorze séquences regroupées en cinq parties et un prologue, comprenant entre trois lignes et, au maximum, une page et demie, Damien Murith, avec une impressionnante économie des mots, une subtilité syntaxique et une précision stylistique souvent éblouissante, fait naître des images, des scènes, des rencontres d’une intensité qui ne laissent pas indifférent : « Quelle prière a assez de feu pour incendier ciel et terre? » Son écriture épurée, où les mots sont soupesés avec délicatesse et les tournures soigneusement choisies, touche constamment à l’élégance poétique. Par moment elle s’approche même de l’aphorisme: « Il est des portes qui restent fermées. Des portes que personne ne veut ouvrir, car les ouvrir, même un peu, c’est prendre le risque de savoir ».
Tout comme la narration fait abstraction d’indications sociales, ethniques ou religieuses – ce qui lui confère une dimension allégorique qui lui évite de basculer dans les banalités sociologiques dont une certaine frange du roman contemporain fait son miel – l’écriture se maintient, elle aussi, dans cet entre-deux où l’implicite révèle plus que l’explicite : « Ne trouver la beauté que dans l’infiniment petit », voilà peut-être le condensé le plus lucide de ce livre étonnant.
Bibliographie :
Murith, Damien, Dans l’attente d’un autre ciel, Édition d’en bas, 2022.