La Version de Debora Levyh est un étonnant récit, aussi anthropologique que poétique, évoquant un peuple qui semble en permanence se dérober à toute possibilité de description. Un premier roman aussi étrange qu’envoûtant.

« Pourquoi irait-on inventer des histoires pareilles ? », nous demande La Version. Pourtant il y a de quoi être perplexe face à ce que décrit ce surprenant récit aux accents anthropologiques. Celui-ci s’intéresse à un peuple dont il serait difficile de déterminer son existence exacte tout comme le lieu ou le temps qu’il habite. Il faut dire que ce peuple présente un caractère insaisissable, des activités déroutantes, des rapports très singuliers aux organisations des choses, des personnes, des événements, des lois, du temps. Dans ce livre qui doit autant à Claude Lévi-Strauss qu’aux carnets de voyages imaginaires d’Henri Michaux, la narration tente alors d’observer, de rapporter précisément chacun des comportements des différents êtres qui composent ce peuple, s’attachant aussi progressivement à mieux comprendre les individualités, quand bien même « chacun est un monde en soi, qu’il façonne à sa façon. Tous les mondes sont acceptés. Il y en a une infinité. » Constellation mouvante qui est plus est, puisque tous ces individus sont doués d’une capacité à se modifier, à devenir autre, rendant toute conception d’identité caduque au profit d’une certaine fluidité et versatilité. Étrange peuple que celui qui nous est donc dépeint, confrontant la narration à cette altérité qui met à mal nos conceptions et oblige à l’adaptation.

Traduction paradoxale

L’autrice interroge alors la meilleure manière de parler d’un tel peuple sans trahir ce qui le caractérise. Il faut entendre le titre du livre comme un exercice paradoxal de traduction, dès l’incipit invalidé : « Très franchement, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un monde dans la langue d’un autre monde. » Pour autant, l’exercice se déploie dans une envoûtante réflexion sur le langage, la manière de nommer les choses le plus exactement possible, de transmettre des sensations, des perceptions, en bref ce qui en constitue son existence même : un rapport tangible au monde. Celle-ci donne lieu à un travail d’invention et de constante remise en question de ce qui nous est connu pour retranscrire la réalité des choses et ce qui les constitue : « Je dis ‘’agencement de matière’’ parce que, compte tenu de la nature de ces choses, j’ai du mal à dire ‘’objet’’. Si je parle d’objet, j’annule l’essence fondamentalement instable, et complexe de ces agencements de matière. » 

La langue comme matière 

Le langage doit ainsi se faire fidèle à la perception en mettant des mots sur ce qui est le plus déconcertant.

Agencement de matières, ce récit l’est tout autant dans sa tentative de retranscrire la réalité (ou plutôt les diverses réalités, par définition mouvantes) d’un ou de plusieurs mondes. Le langage doit ainsi se faire fidèle à la perception en mettant des mots sur ce qui est le plus déconcertant. Pour cela, s’opèrent des descriptions à même de rendre compte, jusqu’à une forme d’équivalence, du caractère à la fois organique et plastique des individus et de leurs productions :

« Ce pouvait être une concaténation linéaire, un collage discordant. Ce pouvait être un mélange homogène, un entrelacement irrégulier, un corps biforme. On y reconnaissait parfois toutes les matières premières et d’autres fois aucune ou certaines seulement. Mais on les voyait toujours autrement. Soit qu’elles aient été agrandies ou fractionnées, juxtaposées à d’autres, fondues et remoulées, ou bien réduites en une poussière diffuse. »

Pour autant, le roman n’est jamais véritablement théorique, rapportant plutôt l’observation attentive et sensible de ce peuple et de ses pratiques avec une certaine poésie. Celle-ci s’exprime par un étrange mélange linguistique, comme un procédé chimique ou encore une œuvre plastique qui semble prendre forme sous nos yeux. Le lecteur est invité à être lui-même spectateur de ce qui lui est raconté, au risque d’en sortir avec une tenace impression d’hallucination.

  • La Version de Debora Levyh, édition Allia, août 2023, 12 €, 128 p.

Crédit photo : © Gérard Berréby