
La Version de Debora Levyh est un étonnant récit, aussi anthropologique que poétique, évoquant un peuple qui semble en permanence se dérober à toute possibilité de description. Un premier roman aussi étrange qu’envoûtant.
Traduction paradoxale
L’autrice interroge alors la meilleure manière de parler d’un tel peuple sans trahir ce qui le caractérise. Il faut entendre le titre du livre comme un exercice paradoxal de traduction, dès l’incipit invalidé : « Très franchement, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un monde dans la langue d’un autre monde. » Pour autant, l’exercice se déploie dans une envoûtante réflexion sur le langage, la manière de nommer les choses le plus exactement possible, de transmettre des sensations, des perceptions, en bref ce qui en constitue son existence même : un rapport tangible au monde. Celle-ci donne lieu à un travail d’invention et de constante remise en question de ce qui nous est connu pour retranscrire la réalité des choses et ce qui les constitue : « Je dis ‘’agencement de matière’’ parce que, compte tenu de la nature de ces choses, j’ai du mal à dire ‘’objet’’. Si je parle d’objet, j’annule l’essence fondamentalement instable, et complexe de ces agencements de matière. »
La langue comme matière
Le langage doit ainsi se faire fidèle à la perception en mettant des mots sur ce qui est le plus déconcertant.
Agencement de matières, ce récit l’est tout autant dans sa tentative de retranscrire la réalité (ou plutôt les diverses réalités, par définition mouvantes) d’un ou de plusieurs mondes. Le langage doit ainsi se faire fidèle à la perception en mettant des mots sur ce qui est le plus déconcertant. Pour cela, s’opèrent des descriptions à même de rendre compte, jusqu’à une forme d’équivalence, du caractère à la fois organique et plastique des individus et de leurs productions :
« Ce pouvait être une concaténation linéaire, un collage discordant. Ce pouvait être un mélange homogène, un entrelacement irrégulier, un corps biforme. On y reconnaissait parfois toutes les matières premières et d’autres fois aucune ou certaines seulement. Mais on les voyait toujours autrement. Soit qu’elles aient été agrandies ou fractionnées, juxtaposées à d’autres, fondues et remoulées, ou bien réduites en une poussière diffuse. »
Pour autant, le roman n’est jamais véritablement théorique, rapportant plutôt l’observation attentive et sensible de ce peuple et de ses pratiques avec une certaine poésie. Celle-ci s’exprime par un étrange mélange linguistique, comme un procédé chimique ou encore une œuvre plastique qui semble prendre forme sous nos yeux. Le lecteur est invité à être lui-même spectateur de ce qui lui est raconté, au risque d’en sortir avec une tenace impression d’hallucination.
- La Version de Debora Levyh, édition Allia, août 2023, 12 €, 128 p.
Crédit photo : © Gérard Berréby