Dans le premier des deux cimetières, civil et militaire, qui enclavaient mon lycée, une tombe en particulier me plaisait. Elle présentait la statue d’un ange stylisé, naïf, mélancolique, qui semblait une pièce originale, sculptée par un artiste – par le défunt ? – et qui rompait avec la monotonie des monuments standards du commerce des pompes funèbres.
Voilà vingt ans que je ne m’étais pas promenée dans un tel lieu. Par une belle journée de printemps, je flâne dans un cimetière de Lille, et je remarque que la mort uniformise jusqu’aux discours gravés dans le marbre par les vivants. En somme, c’est ici que la réalité est le moins altérée par différentes formes d’illusions, puisque notre existence est finie, et que toute tentative d’expression est insuffisante.
Ayant les mêmes obligations administratives, les cimetières ont des caractéristiques communes. Pourtant ils ne se ressemblent pas, même au sein d’une agglomération (lilloise en l’occurrence) : pas un arbre à Canteleu et Ronchin, une notable variété d’ambiances paysagères à l’Est, une notable variété de catégories identitaires des défunts au Sud. Mais partout, je suis frappée par l’absence presque complète d’expressions verbales singulières. Les inscriptions figurant sur les stèles et les plaques gravées sont soit strictement informatives (données civiles), soit stéréotypées (« Quand tes yeux se sont fermés, les nôtres n’ont cessé de pleurer », « Que ton repos soit doux comme ton cœur fut bon », « Gentil papillon… »). Dans les catalogues des pompes funèbres, ces messages convenus sont présentés comme des éléments de personnalisation ; les clients du commerce funéraire sont nombreux à se satisfaire de cette confusion entre acheter une phrase et s’exprimer. À défaut de produire son propre message, pourquoi ne pas au moins s’approprier quelque citation d’auteur pour donner à sa stèle une certaine énergie ? « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. » Vlan. Ça en jette, Hugo ; par temps couvert, le promeneur qui lit pareille inscription n’en mène pas large. L’honnêteté me pousse à admettre que j’ai tout de même relevé quelques citations, généralement des emprunts à Jean-Jacques Goldman (« Quoi que je fasse, où que je sois, rien ne t’efface, je pense à toi »).
Pourquoi si peu de mots traduisant de façon authentique la relation que l’on a eue avec le défunt ? En raison, certainement, de la douleur « muette », de la retenue pudique, de l’intransigeance qui ne peut s’accommoder de quelques pauvres vocables faussant la réalité du vécu commun. Élément d’un autre ordre : faire graver un message original est plus onéreux qu’acheter un message type. Surtout, la dimension collective de l’accompagnement du mort entrave l’expression personnelle : les conflits larvés et les non-dits qui régissent les relations des membres de la famille, souvent à leur insu, doivent gêner le discours des individus, et les pousser à se retrancher derrière des slogans insignifiants.
Les errances du recueillement : bric-à-brac et fauvettes en carnaval
Les gens démunis quant au langage recourent à d’autres formes d’expression. Il y a la manière de fleurir la tombe, mais aussi la manière de la couvrir d’objets, de bibelots parfois étonnamment hétéroclites. Parfois absurdement disparates. Et si laids, souvent… Je ne m’aventurerai pas à exposer ce qu’est le bon goût, mais pour ce qui est du mauvais, je prétends m’exprimer. Sur un strict plan esthétique, la rencontre entre la Vierge Marie, les Schtroumpfs, les nains de jardins, le Père Noël et les grenouilles en salopette colorée n’est pas recevable. Mais modérons-nous, ne condamnons pas avant d’avoir consulté l’imagination. Par exemple, sur cette tombe d’un homme mort âgé, si ces bibelots pailletés, retirés à quelque sapin de fêtes de fin d’année, peuvent témoigner d’un authentique goût de carnavaleux (nous sommes dans le Nord), ils peuvent aussi bien résulter d’une permission donnée aux petits-enfants de choisir leurs propres cadeaux naïfs et touchants pour leur grand-père.
Les sépultures d’enfants sont très exposées au risque du bric-à-brac. C’est peut-être qu’on dépose sur la tombe de l’enfant, choisis parmi ses jouets favoris, ceux qui sont susceptibles de durer un peu (plastique, donc), afin que, comme dans les rites antiques, l’enfant ne gagne pas le royaume des morts sans quelques richesses. Il semble aussi que ce n’est pas la personne que fût devenu cet enfant qui est enterrée là, mais le rêve de ses parents. Monument sur colonnes orné de colombes, de fleurs et de lierre mélancolique aux couleurs tendres, hommage à l’idéale pureté… Ou tas de joujoux grotesques, vulgaires et bariolés… Ce disparu que l’on a à peine connu, dont la personnalité ne s’est pas affirmée, qui n’a pas exprimé de souhaits relatifs à son inhumation, est plus vulnérable que tout autre occupant du cimetière au fantasme ou à la trivialité de ses parents. Ces lieux nous en apprennent plus sur les survivants que sur les morts. Pour en finir avec la question des ornements qui choquent l’œil et le bon sens, j’ajouterais qu’il serait d’autant plus salutaire de limiter l’expression du mauvais goût que le plastique de ses oripeaux durera bien plus longtemps que nos corps biodégradables.
Les fautes de goût ont cependant la vertu de rendre la balade divertissante et moins monotone. De même, les décalages humoristiques offerts par les christs de traviole, comme portés par l’impulsion oblique de Superman. On peut trouver plaisants aussi les christs au PV : le cimetière de Ronchin, étendu sur une vaste surface plane et nue, agrémente le strict alignement des sépultures de papillons administratifs déclarant l’échéance des concessions. Ne devrait-on pas en ces lieux, par décence, sauver les apparences de l’éternité et de la gratuité ? Non sans doute, car parmi tout ce qui se montre ici, qui sert à occulter, ces cartons ont un franc-parler.
Il a été question d’esthétique, abordons la logique. La fauvette est partout invoquée, partout on la prie de vouloir bien chanter pour le défunt, mais jamais, sur les plaques illustrées, on ne lui voit la même livrée. Supposera-t-on que la fauvette chante agréablement ? Flaubert écrivait dans sa jeunesse : « Je ne suis pas le rossignol, mais la fauvette au cri aigre qui se cache au fond des bois pour n’être entendue que d’elle-même. » (Lettres à sa maîtresse, La Part commune, 2008, t. I, p. 45, lettre à Louise Collet des 8-9 août 1846). La fauvette ayant l’apparence modeste relative à ses capacités de chanteuse, il est proposé au client des pompes funèbres de la déguiser en un oiseau plus brillant. Souvent elle est habillée en chardonneret, parfois en rouge-gorge, plus rarement en mésange bleue, et on la voit même en rouge-queue à front blanc. Mais jamais en fauvette (lorsque la mésange est invoquée, elle est elle aussi maquillée, et prend les traits du pouillot et de la grive. Les pompes funèbres ont décidément un problème d’oiseaux). Couplée à la répétition stéréotypée du message « Fauvette, si tu voles près de cette tombe, chante-lui ta plus douce chanson », cette absence de rigueur dans l’association du nom et de la représentation de l’animal m’exaspère. Sincèrement. Sans parler du choix malheureux de la fauvette elle-même : pourquoi ne pas lui préférer d’emblée un oiseau chanteur et ravissant au lieu de la travestir ? Je prends la liberté de suggérer au lecteur soucieux de la respectabilité de sa dernière demeure, de préparer un petit poème cohérent à l’attention de ses proches, qui ne sont peut-être pas moins exposés aux errances logiques que les commerciaux responsables de la polymorphie funèbre de la fauvette. Par exemple, on pourra passer commande auprès du marbrier de : « Mésange bleue, si tu voles près de cette tombe, adresse-lui tes plus doux pépiements. » « Pépiements », car la mésange bleue, qui est ravissante, n’est pas un chantre. Ou : « Rouge-gorge, si tu furètes près de cette tombe, offre-lui en holocauste tes plus doux vermisseaux. » Car le rouge-gorge retourne les feuilles mortes pour y chercher sa pitance, et tous les jardiniers à râteau profitent de son adorable petite compagnie. Ces propositions ne manquent pas de tendresse, sentiment de longtemps associé par ailleurs à la fauvette, comme on le voit dans ces vers exquis d’une cantate de Mouret (début du 18e siècle) : « J’entends la tendre fauvette / Essayer des sons nouveaux / Pour imiter la musette / Des bergers de nos coteaux. » La « musette » dont il est ici question est une cornemuse. Ô charmant tableau d’une fauvette imitant une cornemuse dans un cimetière… Je m’égare, sous l’influence de la fauvette aberrante.
Dix fois, cent fois « Que ton repos soit doux comme ton cœur fut bon » ; que de cœurs débonnaires… Évidemment, personne ne croit vraiment que le défunt fut supérieurement généreux, mais il faut bien dire quelque chose. Déclarer de la bonté de cœur, au fond, n’engage pas à grand-chose, et c’est rassérénant. Eh puis après tout, est-ce absurde de donner la préséance à quelques bons souvenirs sortis de leur contexte, sur la complexité équivoque d’une vie entière ? À la fin, la vérité a-t-elle tant d’importance ? On peut bien céder à cette facilité, privilégier la consolation de ceux qui restent. Mais parfois on s’aveugle. En témoigne le message « Regrets éternels », expression du déni, qui montre que l’on se croit encore immortel alors que l’on met en terre son prochain. Cependant, de dessous la tombe il faut encore être tiré un jour pour passer enfin à l’ossuaire. Parce que, pour parler comme Brassens, on nous dira « “Poussez-vous donc un peu !” Place aux jeunes en quelque sorte » (« Supplique pour être enterré à la plage de Sète »). L’« espérance » est une escroquerie, et consciente de ce qu’elle est, puisqu’elle recourt à un euphémisme (le nom commun d’espérance signifie stricto sensu autre chose que « droit de croire à la vie après la mort ») pour dissimuler son indéfendable démesure ou sa puérilité.
Le message singulier, entre audace et pudeur
Mais si on les cherche, on trouve enfin les messages singuliers, qui disent quelque chose de la personne ou de ses relations à ses proches. À l’adresse d’un jeune homme mort à vingt-cinq ans : « Bon vent / Clandestin / tes Amis pour toujours ». Plus vaudeville : « Poussin, c’est toi qui avais raison. » Mépris des conventions truculent – ou attendrissant, selon l’interprétation qu’on en fait. Évoquer publiquement, quoique pudiquement, votre intimité… Merci, Monsieur, de nous rendre complices de ce clin d’œil à feue présumée Madame.
Le métier de « Comédienne » – seule mention que j’aie observée d’un métier sur une tombe de femme, alors qu’on en voit assez régulièrement sur les monuments d’hommes – est inscrit sur un pupitre de pierre, sobrement façonné. Au 20e siècle, la comédienne a substitué le lutrin du récitant à la croix, quand dans les siècles passés l’excommunication qui frappait les représentants de sa profession aurait jeté son corps à la fosse commune.
Sur une stèle plus conventionnelle a été gravé un long poème signé de la défunte, dans lequel elle s’adresse à son époux en lui disant ce qu’ont été pour elle toutes ces années partagées qui arrivent à leur terme. Elle a donc écrit ces mots en se sachant perdue, peut-être sans les vouer à orner sa tombe, de sorte que ce sont ses proches qui les y auront fait inscrire. Ce ne sont pas des vers académiques, ce sont des vers populaires, irréguliers, à peine rimés, maladroits, mais la mourante a dû passer par leur forme tout de même contraignante pour exprimer ce qui ne se laisse pas dire spontanément. Par l’artifice, elle a cherché l’authentique – démarche artistique type –, et elle s’en est sans doute plus approchée que d’autres qui ont acheté une fauvette. Ceux qui abandonnent le combat pour l’accès à la maîtrise de la langue des jeunes les moins favorisés pensent-ils à l’impossibilité où ces jeunes seront un jour de faire cela : écrire en mourant, ou au mourant auquel on ne parvient pas à parler ? Mais enfin, qui ne voit que c’est un problème de première importance !
Vanités
Les cimetières offrent un prolongement post mortem aux identités socioculturelles. Untel, « Professeur agrégé de physique », a-t-il désiré que cette mention figure sur sa stèle, sont-ce ses proches qui tenaient à son statut, ou ont-ils cru respecter mieux sa mémoire en l’y faisant inscrire ? On songe à l’ironie de du Bellay à l’encontre de celui qui, laissant à la postérité une œuvre parachevée, croit « se tirer tout vif dehors des monuments »… Il n’est que de parcourir les allées toutes pareilles d’un cimetière pour observer le travail de sape qu’opère la médiocrité sur tout ce qui dépasse. Vanité de la gloire, qui se perpétue quelques siècles, fût-ce celle de du Bellay, ou de Visconti… Je mentionne Visconti parce que le week-end où j’ai visité les cimetières de Canteleu et du Sud de Lille, j’ai vu sa trilogie allemande : Les Damnés, Le Crépuscule des dieux (Ludwig), et Mort à Venise.
Le cimetière du Sud comprend plusieurs vastes carrés des indigents. Ce qui tient lieu de sépulture y est de guingois, de bric et de broc ; à l’ingéniosité pleine de ressources qui a bricolé les « monuments » les plus sophistiqués, il faut pardonner la laideur hétéroclite qu’on ne pardonne pas aux tombes « bourgeoises ». Mais ailleurs, quelques stèles dispersées laissent deviner des dynasties familiales brillantes et tourmentées – parce que tout le monde est mort en même temps, ou parce que tout le monde est mort jeune –, dans le goût du réalisateur italien susnommé, donc. Parmi les gens enterrés ici, combien sont morts dans les affres de la passion du pouvoir, de l’amour, de l’art et de l’idéal qui se dérobe ? Combien ont connu les tourments délétères des Essenbeck, du prince Louis II de Bavière, du bouleversant Gustav von Aschenbach ? Peu. L’uniformité et la médiocrité des monuments reflète-t-elle celle de nos vies étriquées ? Sans doute dissimule-t-elle ici ou là quelque grande tragédie. Je l’espère. Je ne souhaite à personne de connaître des affres viscontiens, mais… Si, en fait. Car les martyrs de la passion pourront écrire « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », et l’on s’ennuiera moins.
Une première version de ce texte a été publiée le 02/11/15 sur http://le-babillard.fr/.
Maëlle Levacher