La Syrie, plongée dans une guerre dévastatrice depuis 2011, continue d’être le théâtre d’un conflit complexe aux répercussions mondiales. Dans ce contexte chaotique, plusieurs romans contemporains de fiction abordent des thématiques qui résonnent étrangement avec la réalité syrienne actuelle : La Tentation de la Défaite d’Antoine Vitkine, 2028 de Thérèse Fournier, Soumission de Michel Houellebecq et Jihad de Jean-Marc Ligny

L’effondrement progressif du régime de Bachar al-Assad, marqué par la montée en puissance de diverses factions, notamment Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), a profondément redéfini le paysage géopolitique du pays. La chute de Bachar al-Assad, au cœur d’une guerre civile exacerbée par l’intervention de puissances internationales telles que la Russie, l’Iran et les États-Unis, a permis à des groupes extrémistes comme HTS de renforcer leur emprise sur certaines régions du pays. Cette situation a entraîné un nouvel ordre politique, où l’islamisme radical, l’influence étrangère et l’aspiration à la souveraineté se côtoient dans une dynamique de profondes fractures internes.

Dans ce contexte chaotique, plusieurs romans contemporains de fiction abordent des thématiques qui résonnent étrangement avec la réalité syrienne actuelle. À travers des récits fictifs, les romanciers explorent les enjeux géopolitiques, les dynamiques de pouvoir et les phénomènes de radicalisation, offrant ainsi un miroir des situations vécues dans ces nations.

Cette étude croisée se propose d’analyser quelques points de convergence entre ces romans et les événements réels en Syrie, notamment les questions de radicalisation, d’isolationnisme, d’interventionnisme et de luttes pour le pouvoir, afin d’approfondir la compréhension des crises contemporaines à la lumière de la fiction.

Décryptage critique des œuvres

La Tentation de la Défaite (éd. Martinière) d’Antoine Vitkine, écrit en 2006, explore les conséquences géopolitiques d’un monde marqué par des choix politiques extrêmes. Dans ce roman, les États-Unis se replient sur eux-mêmes, et l’isolement de l’Afghanistan qui en résulte engendre une montée de l’islamisme radical dans certaines régions du monde majoritairement musulmanes. Le roman interroge la responsabilité des puissances occidentales dans la création de ces dynamiques et les dangers d’une politique isolationniste.. Cette œuvre d’anticipation se distingue par une représentation conflictuelle des valeurs dans laquelle la culture et la civilisation islamiques s’opposent à la civilisation occidentale et aspirent à la détruire. Le roman, fondé sur une enquête, met en scène un jeune fonctionnaire du Quai d’Orsay détaché à Kaboul pour évaluer la menace islamiste qui ne cesse de s’étendre en Afghanistan après le retrait militaire des États-Unis en 2010. Ainsi, le récit fait écho aux événements actuels marqués par la reprise du pouvoir par les Talibans.

Les projets islamistes de la fin du XXe siècle voient la rencontre de deux phénomènes importants : une idéologie reposant sur des textes sacrés islamiques et le recours aux sources juridiques de l’islam (les Hadiths et le Coran) qui donnent l’illusion de perfection et de pureté. Cela peut inclure des aspects de la vie quotidienne, des lois et des systèmes de gouvernance, visant à instaurer une société reflétant ce qu’ils considèrent comme les valeurs et pratiques authentiques de l’islam. Il est donc fréquent de retrouver dans de nombreux pays majoritairement musulmans, des partis politiques islamistes œuvrant pour rétablir un califat :

« Sur Al-Jazira, le cheikh Qran, empathique, dit que c’était le jour le plus important depuis la chute de l’Empire ottoman, une véritable renaissance. » (La Tentation de la Défaite, p. 57)

Cet extrait illustre les répercussions politiques du retrait militaire des États-Unis. L’emploi du terme « renaissance » par le cheikh Qran suggère un renouveau politique ou culturel, qualifiant cette journée du retrait militaire comme étant « la plus importante depuis la chute de l’Empire ottoman », une déclaration particulièrement forte et significative.

Ces dynamiques se retrouvent également dans d’autres œuvres littéraires de fiction qui anticipent ou reflètent des réalités géopolitiques troublantes. Ainsi, 2028 de Thérèse Fournier explore une réorganisation du monde musulman en républiques islamiques après une révolution en 2013. Le roman suit Sana, une citoyenne d’un État totalitaire, confrontée à un régime qui surveille et réprime les dissidents. Cette dystopie reflète des inquiétudes contemporaines sur la montée des régimes autoritaires et les conséquences de la surveillance de masse.

Publié en 2006, 2028 se déroule à un moment où la dictature d’un pays sans nom vacille à cause des mouvements de protestation. Peu avant la révolution de 2013, les personnages principaux, Sana et Aziz, théorisent et appliquent une révolution pour accélérer la chute du régime autoritaire. Mais ils ne se contentent pas de renverser le pouvoir ; ils établissent également une plateforme destinée à assurer une transition démocratique et à permettre un avenir florissant à la population.

Cette réflexion autour de l’échec récurrent des révolutions arabes,à l’image du Printemps arabe, s’inscrit également dans le présent. Le passé du colonel Aziz et son livre jaune évoquent directement le parcours de l’ancien dirigeant de la Libye, Mouammar Kadhafi (1942-2011), qui accède au pouvoir en 1969 après avoir renversé la monarchie. Fournier offre une représentation vraisemblable du rapport entre pouvoir militaire et obédience islamique.

En s’inscrivant dans cette lignée de réflexions sur les bouleversements politiques et sociaux, Soumission (2015, éd. Flammarion) de Michel Houellebecq explore un futur hypothétique où un parti islamiste modéré prend le pouvoir en France, transformant profondément l’ordre politique et culturel du pays. Ce changement radical fait écho à une réflexion sur les dynamiques sociétales et la peur d’un déclin civilisationnel, tout en abordant des thèmes de radicalisation et d’adaptation politique. Dans ce contexte d’insécurité, le héros de Houellebecq sombre dans une solitude sans objectifs. Dans la société de Soumission se confrontent deux idéologies extrémistes : les identitaires et les salafistes. Mohammed Ben Abbes méprise les salafistes, qu’il considère comme des amateurs recourant à la violence au lieu de convaincre par la force du verbe.

« Les djihadistes sont des salafistes dévoyés, qui recourent à la violence au lieu de faire confiance à la prédication, mais ils restent des salafistes, et pour eux la France est terre d’impiété, dar al koufr ; pour la Fraternité musulmane, au contraire, la France fait déjà potentiellement partie du dar al islam. Mais surtout pour les salafistes toute autorité vient de Dieu, le principe même de représentation populaire est impie, jamais ils ne songeraient à fonder un parti politique. Cela dit, même s’ils sont fascinés par le djihad mondial, les jeunes extrémistes musulmans souhaitent au fond la victoire de Ben Abbes ; ils n’y croient pas, ils pensent que le djihad est la seule voie, mais ils n’essaieront pas de l’empêcher. Et c’est exactement la même chose en ce qui concerne le Front national et les identitaires. Pour les identitaires, la seule vraie voie, c’est la guerre civile […] » (Soumission, p. 142)

À travers cet extrait, on peut observer une distinction claire entre les stratégies de Ben Abbes et celles des djihadistes salafistes...