À l’occasion de la 54e édition des Rencontres de la photographie d’Arles, Zone Critique propose une série d’articles au fil des différentes expositions. Expérimentations formelles et émergence de talents nouveaux se côtoient dans toute la ville. De la vie citadine aux émouvants portraits d’inconnus figés à jamais pour l’histoire, en passant par un parcours historique sur les traditions gitanes, retour sur quatre expositions où le portrait est à l’honneur.
Fugue américaine
Succession d’impressions fugitives et volatiles, toujours changeantes mais toujours étonnantes de vivacité et d’imprévu. Telle pourrait être une définition du monde perçu à travers l’objectif de Saul Leiter. Immense photographe et pionnier du tirage couleur, le natif de Pittsburgh est à l’honneur au Palais de l’Archevêché, en plein cœur de la cité arlésienne. Il s’agit sans conteste d’une des expositions majeures du cru 2023 des Rencontres d’Arles. On navigue dans différentes salles où sont respectivement présentées des séries en noir & blanc et en couleur. Les tirages en noir & blanc oscillent entre une tendance « humaniste » — notamment des photos saisissant la vie des rues new-yorkaises —, et une recherche esthétique tendant parfois vers le pur formalisme, les jeux de cadres dans le cadre, ou la duplication des motifs. Du côté « humaniste », on s’arrêtera notamment devant la photo intitulée La rue, prise vers 1950, et représentant des enfants jouant sur le trottoir d’une grande avenue. Ces photos inscrivent le travail de Leiter dans la continuité de celui d’une Helen Levitt, par exemple.
Mais la vie new-yorkaise trouve tout son charme et sa beauté surannée dans les séries couleur. Jouant d’un grain de pellicule assez épais, et mettant en valeur les teintes de la vie urbaine comme les infinies déclinaisons du jour, le photographe prouve avec ces clichés l’étendue de son génie. Travail sur le reflet, insérant une « photo dans la photo » par la réverbération de la rue dans une fenêtre (White Circle), ou réduisant le cadrage en photographiant sous un auvent un chauffeur de taxi (Driver), ces clichés sont à la fois émouvants et drôles, et sont l’œuvre d’un photographe en pleine possession de ses moyens. Sommet de subtilité, la série Mariage comme un enterrement joue habilement sur les codes photographiques pour les renverser : proposant une série de clichés dans un noir & blanc sombre et charbonneux, où les personnages apparaissent comme des ombres recroquevillées sous de lugubres parapluies, tout semble indiquer que c’est un enterrement que le photographe a saisi. Il n’en est rien, car c’est en réalité lors d’un mariage que ces photos furent prises, démontrant ainsi que la photo peut aisément détourner la réalité.
La richesse de l’exposition tient enfin dans les assemblages — pour en reprendre le titre — opérés entre le travail photographique de Leiter et son activité de peintre. Versant moins connu de son œuvre, la peinture a pourtant accompagné Saul Leiter toute sa vie durant, et les deux arts sont chez lui intimement liés. C’est ce dont témoigne toute la série « érotique » mettent en scène des femmes nues dans un perpétuel jeu sur le cadrage et les tons. À l’image de la série figurant Jay, nue au lit en train de fumer, où allongée dans les draps, et dont l’image est dupliquée par son reflet dans un miroir accroché au-dessus du lit. À partir certaines de ces photos, Saul Leiter crée un tableau, en retouchant à la peinture la photo elle-même. Il duplique ainsi par le pinceau ce qui avait été capté par l’objectif, Saul Leiter aimant à peindre à la gouache où à l’aquarelle par-dessus ses propres tirages.
On ressort de cette exposition avec un ineffable sentiment de nostalgie, comme si l’on s’arrachait d’une parcelle de songe teintée de rouge et de pourpre, les yeux encore nimbés d’une lumière à nulle autre pareille.
Inventivité formelle, travail de la couleur, dialogue de la peinture et de la photographie, l’exposition Assemblages de Saul Leiter met en valeur avec brio le talent de cet artiste subtil et espiègle. De ses nus à ses clichés de New York saisis sur le vif, c’est tout un monde absent, presque défunt qui semble renaître sur les murs du Palais de l’Archevêché. On ressort de cette exposition avec un ineffable sentiment de nostalgie, comme si l’on s’arrachait d’une parcelle de songe teintée de rouge et de pourpre, les yeux encore nimbés d’une lumière à nulle autre pareille.
- Assemblages de Saul Leiter, au Palais de l’Archevêché à Arles, jusqu’au 24 septembre 2023.
Visages, villages
Porte d’entrée de la Camargue, terre aux allures de far west à la française, il n’y avait pas de meilleur endroit qu’Arles pour retracer l’histoire des pèlerinages effectués tous les ans aux Saintes-Maries-de-la-Mer par les Gitans, Manouches, Roms et Voyageurs de France et d’Europe. Il faut ainsi faire halte à la chapelle du Museon Arlaten — Musée de Provence pour y découvrir la très riche et très complète exposition Lumières des Saintes, intégralement consacrée aux pèlerinages des populations gitanes et manouches. Conçue selon un parti pris historique, elle retrace à travers différentes séries de photos et une sélection de coupures de presse cet évènement. De la fin du XIXe siècle, jusqu’à aujourd’hui, cette exposition permet de saisir la continuité et la permanence des tradition gitanes, tout autant qu’elle met en relief les mutations de ces pratiques et la manière dont ces populations furent regardées et considérées à travers le XXe siècle. On trouve dans les premières séries présentées — autrement dit, les plus anciennes — un ton souvent condescendant dans le traitement de cet évènement et révélateur de la considération des populations gitanes dans la France du début du XXe siècle — à l’instar de cette Une du magazine Qui ? détective, titrant « Le rendez-vous des errants : où gitanes et gitans adorèrent la sainte et réclamèrent sa protection ». On s’arrêtera, entre autres, devant la série d’Erwin Blumenfeld, réalisée vers 1930, pétrie d’humanisme, où l’on voit les jeunes hommes au travail, et les préparatifs des festivités. Autre série notable, celle de Sabine Weiss, datant de 1960, qui retranscrit dans un émouvant art de cadrer les visages et dans un lumineux noir & blanc, le pèlerinage de Sainte Sara. Photos de danses, de chants et de festivités, les tirages présentées autour de la vie gitane brillent par leur spontanéité. On notera, dans divers clichés, la présence récurrente de Jeanne Draga Taïcon, qui, à partir de 1945 participa chaque année au pèlerinage ; repérée pour ses talents de danseuse, elle fut modèle pour de nombreux photographes, notamment Lucien Clergue. Dans le dernier collatéral gauche de la chapelle, on remarquera également la belle et touchante série réalisée par Michèle Brabo, qui s’arrête moins sur les célébrations et aspects festifs « convenus », que sur les visages et les regards à la dérobée. Le cartel nous apprend que cette même Michèle Brabo fut, avant de s’intéresser à la photographie, une actrice de seconds rôles qui apparaît notamment dans Les Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati.
Ces Lumières des Saintes, retranscrivant la vie gitane et ses traditions trouve un très beau complément dans l’exposition L’esprit nomade de Jacques Léonard, visible au Musée Réattu. Injustement peu connu en France, Jacques Léonard a réalisé nombre de photos à l’inspiration humaniste, rendant compte de la vie citadine. Et dans la dernière salle de l’exposition qui lui est consacrée, on découvre une remarquable série consacrée aux traditions gitanes. Marié à une femme d’origine gitane, elle lui ouvrit les portes de sa communauté, et lui permit de réaliser ses clichés au plus près de la vie et des traditions de ces populations. On notera la série consacrée aux préparatifs d’un mariage, avec, entre autres, un superbe cliché d’une femme se faisant coiffer.
- Lumières des Saintes. Un pèlerinage photographique, à la Chapelle du Museon Arlaten — Musée de Provence à Arles, jusqu’au 24 septembre.
- L’esprit nomade de Jacques Léonard, au Musée Réattu à Arles, jusqu’au 24 septembre (fermé les lundis).
Portraits pour l’histoire
Ils ont souvent le visage fermé. Dans leurs yeux, il s’agit tantôt d’une tristesse palpable, tantôt d’une neutralité désarmante. Avec Ne m’oublie pas, exposition proposée par le collectionneur Jean-Marie Donat, les Rencontres d’Arles offrent au visiteur une splendide traversée à travers ce qu’il est convenu de nommer la « photographie vernaculaire ». Clichés d’identité, photos de famille, Jean-Marie Donat a compilé et organisé des milliers de photos de petit format provenant des archives du Studio Rex implanté dans le quartier de Belsunce à Marseille. Devant l’objectif de ce studio, ce sont des centaines de jeunes hommes — parfois des femmes — qui ont défilé durant la seconde moitié du XXe siècle. Immigrés issus du Maghreb, principalement d’Algérie, ils ont débarqué à Marseille en quête d’un travail et d’un avenir meilleur. Ces photos ont bien souvent été réalisées à des fins purement administratives : visa, demande de permis de séjour ou documents de travail. Mais parfois, on venait au Studio Rex pour se faire tirer le portrait dans son costume le plus soigné, afin d’envoyer à un proche resté au pays une démonstration ostensible de sa réussite sociale. Tout est émouvant dans cette exposition, à commencer par la scénographie qui donne le sentiment d’être entouré par des milliers de regards à la fois perdus et attentifs. Plus touchante encore, cette série de clichés où les familles séparées par la Méditerranée sont reconstituées dans la photo par une opération de montage. Encore balbutiant à l’époque, il permet néanmoins de faire figurer sur un unique tirage des personnes qu’on imagine séparées depuis des années. On perçoit ainsi l’importance singulière que pouvait revêtir le travail photographique : par ces clichés retouchés, des gens qui ne s’étaient vus depuis des années se trouvaient ainsi rassemblés sur le papier.
On ne peut qu’être saisi devant ces milliers de visages qui semblent offrir un aperçu des traversées et des destinées des classes populaires immigrées de la seconde moitié du XXe siècle. La force de l’exposition réside amplement dans sa mise en scène, à l’instar de ce mur couvert de centaines de petits tirages en format carré. Le parcours se clôt sur une image retournée, laissant apparaître une inscription manuscrite au dos : « Souvenir de ta fille Fatma et de ta femme. Qu’elle t’embrasse tendrement à deux côtés » — manière de mettre les mots les plus simples sur une émotion contenue qui émane de ces clichés porteurs de tant d’autres vies que la nôtre.
- Ne m’oublie pas, collection de Jean-Marie Donat, à Croisière à Arles jusqu’au 24 septembre 2023.
Illustration : Saul Leiter. Ana, vers 1950. Avec l’aimable autorisation de la Saul Leiter Foundation