Faites vos valises et partez en voyage avec Michel de Montaigne dans la nouvelle édition de son Journal du voyage en Italie par l’Allemagne et la Suisse. Recueillant des récits personnels, souvenirs et observations de l’essayiste, ce journal intime plonge ses lecteurs dans l’ambiance des grandes routes, des auberges et des bains thermaux du seizième siècle. Ce trésor, presque enseveli dans l’oubli, jette une lumière inouïe sur la vie et les mœurs d’un philosophe dont on voudrait être l’ami.
L’été 1580, seulement deux mois après la publication de la première édition de ses Essais à Bordeaux, Montaigne quitte son château pour rejoindre des troupes royales à La Fère. C’est au terme de la siège en septembre que Montaigne commence un périple européen qui durera “dix-sept mois et huit jours” (323).
Accompagné de son frère cadet, Bernard-Charles de Mattecoulon et le jeune Charles d’Estissac – sans parler d’un équipage de valets, laquais, muletiers ainsi qu’un secrétaire anonyme chargé de tenir le journal – l’essayiste zigzague à loisir entre bourgs et bains chauds pour se rendre en Italie en passant par l’Allemagne et la Suisse. Une fois installé à Rome, Montaigne explore la ville éternelle, se mêle à la vie intellectuelle et politique italienne; il y décrit des cérémonies religieuses chrétiennes et juives et étudie les mœurs des romains. Quelques mois plus tard, il est contraint à prendre le chemin de retour à contrecœur. Pendant son absence, il est élu maire de Bordeaux et on lui refuse le droit de refuser ce poste. Il rentre en France sans grande hâte en s’arrêtant fréquemment aux bains sur le chemin de la via Francigena, pour arriver chez lui le 30 novembre 1581.
Partir à l’aventure avec un philosophe du XVIe siècle !
Ce journal de voyage n’est pas destiné à la publication. Le manuscrit a d’ailleurs été découvert par hasard dans un coffre au château de Montaigne au XVIIIe siècle.
Pourtant, il s’aligne étroitement à l’ethos et l’ambition des Essais en dessinant le portrait vif et mouvant d’un homme tel qu’il est, sans tri et sans prétention, dans la pratique de sa vie au jour le jour. En enregistrant les déplacements, les activités, les événements et les curiosités, le journal sert d’aide-mémoire et accumule les expériences vécues et les réflexions menées par celui qui a mis la pratique et l’expérience de la vie quotidienne au cœur de sa conception de la sagesse.
Grâce à la nouvelle édition de Nina Mueggler, avec de nouvelles traduction du texte italien par Laura Piccina, les lecteurs d’aujourd’hui peuvent rejoindre Montaigne sur la route, à pied ou à cheval, mais aussi dans des auberges, à table, dans des lieux de culte divers, dans des bains thérapeutiques et même souvent aux toilettes… On y observe Montaigne en voyage et on l’accompagne dans son observation des autres et de l’autre en soi. Généreusement fourni d’illustrations et de reproductions de tableaux et d’images relatifs aux lieux et aux personnages évoqués, cette nouvelle édition offre aux lecteurs et lectrices un texte modernisé que l’on peut parcourir à son aise. Pour ceux et celles qui voudraient approfondir leur connaissance du texte, on y trouve une bibliographie complète ainsi que des cartes et chronologies pour mieux représenter le voyage dans son ensemble et faciliter la navigation du livre.
Journal d’un corps
Mais le vrai plaisir du journal de voyage se trouve dans le regard intime qu’il porte sur le caractère de Montaigne et ses pratiques d’observation.
Mais le vrai plaisir du journal de voyage se trouve dans le regard intime qu’il porte sur le caractère de Montaigne et ses pratiques d’observation. Avec une attention et une rigueur presque anthropologique, le secrétaire et puis Montaigne lui-même notent les différences entre coutumes et cultures sans perdre de vue l’expérience intime des voyageurs. On assiste à des scènes d’une banalité charmante, par exemple, un moment aux bains thermiques où Montaigne tente de refroidir de l’eau trop chaude “en le faisant passer d’un verre à l’autre” (36). Une autre fois, en se promenant avec Arnaud d’Ossat, Montaigne se fait mal à l’œil en levant sa main trop rapidement pour saluer un passant : “Je le fis si maladroitement que je blessai le coin de mon œil droit avec mon pouce droit, si bien que le sang en sortit soudainement” (213). L’attention est également portée sur l’architecture, la disposition des chambres, la nourriture, les vêtements, les cheminées, les horloges, les arts mécaniques et tout particulièrement les fontaines et les jeux d’eau.
Du point de vue humain, le journal suit Montaigne dans ses activités et ses humeurs. Le lecteur qui connaît les Essais ne sera pas surpris d’apprendre que Montaigne veut “à tout prix éviter de passer deux fois par le même chemin” (88) et s’attache assez obstinément à suivre ses caprices, même au risque de hérisser ses compagnons de route. Montaigne est le genre de voyageur qui est avide de s’adapter aux mœurs et aux habitudes des gens locaux, d’essayer de nouvelles façons de s’habiller, de manger et de vivre. C’est la marque d’un esprit aventureux et ouvert aux autres, mais aussi un symptôme de lassitude par rapport à la condition de son propre pays. En observant l’enthousiasme avec lequel Montaigne adopte les habitudes des Allemands à Lindau, son secrétaire constate “qu’il mêlait à son jugement un peu de mépris pour son propre pays, qu’il avait en haine et à contre cœur pour d’autres raisons” (69). Raisons sans doute liées aux cruels débordements des guerres de religion qui perturbaient sa région natale et l’unité même de sa famille avec une violence particulière.
Avec l’étude d’autres cultures à travers la fréquentation d’une “infinité de sortes de gens,” comme Montaigne l’avait déjà conseillé dans l’essai “De l’institution des enfans” (I, 26), s’ajoute l’attention portée à soi et les rythmes de son propre corps. En effet, le journal de voyage de Montaigne sert aussi d’un journal de santé. Car, l’un des motifs pour le voyage à travers l’Europe était de visiter des bains et des stations thermiques pour soigner une maladie : la gravelle ou la pierre héritée de son père. Le journal enregistre soigneusement les crises, les symptômes et les remèdes essayés contre la lithiase urinaire et fait le suivi de ses fonctions corporelles avec une franchise sans gêne. Les bains et les remèdes essayés apportent parfois un soulagement, mais souvent, comme l’eau de Barnabò, ne provoquent pas plus que “flatulences infinies” (237). Malgré les promesses des médecins et les efforts entrepris pour améliorer les maux physiques, le corps a son rythme propre et les causes derrière les symptômes demeurent incertaines. Montaigne en conclut que “c’est une sotte coutume de compter ce qu’on pisse…” (235).
Toujours voyager avec des livres
Pour celui qui déclare, dans “Des trois commerces” (III, 3), qu’il “ne voyage jamais sans livre ny en paix ni en guerre” (827), le voyage dans le monde est accompagné de voyage dans les livres. Au début de son séjour, Montaigne regrette de n’avoir pas consulté des “livres comportant les choses rares et remarquables de chaque lieu” (69), mais bien plus que guides pour comprendre le monde extérieur, les livres constituent des destinations en eux-mêmes. Le 6 mars 1581, Montaigne reçoit la permission de visiter à la bibliothèque du Vatican où il consulte des manuscrits de ses auteurs préférés, “un Sénéque et les Opuscules de Plutarque” (170). Il examine aussi “un livre de Chine, avec des caractères typographiques sauvages et les feuilles d’une matière beaucoup plus tendre et translucide que notre papier” (id). En tant qu’objets physiques, les livres et même les inscriptions en pierre sont vulnérables à l’effacement par le temps, mais aussi par les hommes.
Partir avec Montaigne dans le Journal du voyage ne fait pas seulement l’effet d’une vacance livresque, mais peut inspirer aussi chez les lecteurs une ouverture au monde et une attention à la richesse des détails de la vie quotidienne.
À son arrivée à Rome, la bibliothèque de Montaigne est saisie par les censeurs ecclésiastiques et ses Essais sont soumis à la correction des docteurs de théologie. Ils sont rendus quelques mois plus tard avec une liste de reproches et passages à corriger, notamment, “d’avoir usé du mot de ‘fortune’, d’avoir nommé des poètes hérétiques, d’avoir excusé Julien, d’avoir critiqué celui qui prie sans être exempt de penchant vicieux alors qu’il est en train de prier,” parmi d’autres (180). Parmi les livres qu’il portait avec lui, sa copie des Histoires de Suisse est confisqué “seulement parce que le traducteur [Simon Goulart] est jugé hérétique” ainsi que la copie de Raimond Sebond traduit par Montaigne lui-même, dont la préface a été condamnée malgré son affirmation de la foi catholique (181). Enfin, les livres ne sont menacés que par les hommes et leurs idées, ni le temps et l’oubli, mais aussi parfois par des accidents et même des chevaux… Pendant son séjour de retour, près de San Quirico D’Orcia, Montaigne raconte les conséquences de la chute d’un cheval de somme “dans une petite rivière que nous passâmes à gué, il ruina tous mes biens et en particulier mes livres… Il fallut du temps pour les sécher” (298). Comme les livres gâtés par l’eau, le journal de voyagé de Montaigne aurait très bien pu s’abîmer dans son coffre sans plus jamais revoir le jour.
Cependant, grâce à sa survie et ses rééditions régulières, dont celui-ci, les lecteurs et lectrices de Montaigne peuvent identifier de nombreuses traces que le voyage en Italie a laissé dans les Essais. Dès les premières pages, on retrouve l’exemple de Marie-Germain, que Montaigne ajoute à “De la force de l’imagination (I, 21) dans l’édition de 1588. Germain est un homme barbu qui avait été reconnu et élevé comme une fille nommée Marie jusqu’à l’âge de 22 ans, lorsque, “faisant, dict-il, quelque effort en sautant, ses membres virils se produisirent” (I, 21, 99). À part celui-ci, le récit d’une exécution publique à Rome peut être lu à côté de l’essai “De la cruauté” (II, 12) où l’essayiste dénonce la torture et la mutilation des corps comme “pure cruauté” (156). Enfin, l’essai “De la vanité” (III, 9), qui traite longuement du voyage, est entièrement nourri des expériences décrites dans le journal du voyage. Montaigne remarque le caractère cosmopolite de la ville de Rome où “la prise en compte de l’origine n’a nul poids” (192) et transcrit à la fin de l’essai la bulle tant recherchée qui le déclare citoyen de Rome.
Partir avec Montaigne dans le Journal du voyage ne fait pas seulement l’effet d’une vacance livresque, mais peut inspirer aussi chez les lecteurs une ouverture au monde et une attention à la richesse des détails de la vie quotidienne. Vivant à un moment historique marqué par l’incertitude, l’intolérance, et la violence politique et religieuse, Montaigne témoigne d’une ouverture à une diversité de croyances et pratiques religieuses, autant protestantes que juives, ainsi que des modes de vie très différentes de ceux qui sont acceptées communément à l’époque, jusqu’au mariage “mâle à mâle” (178) et des femmes qui se vêtent “en mâles et continu[ent] ainsi leur vie par le monde” (33). Tout l’intérêt porté vers les autres et vers l’extérieur s’accompagne toutefois d’une éthique de soin portée à soi-même, qui rend possible une relation juste d’amitié envers tous les autres. Même et peut-être surtout aujourd’hui au 21e siècle, nous pouvons toujours trouver un ami et un compagnon de route chez Montaigne.
- Nina Mueggler et Laura Piccina (eds.), Montaigne. Journal de voyage en Italie par la Suisse et l’Allemagne. Paris: Bouquins / Mollat, 2023.
Crédit photo : Michel de Montaigne, © illustration de Manuel Vargas
Un article écrit par Bill Hamlett.