Bonjour Latifa, pourriez-vous tout d’abord revenir sur la naissance de votre association, et la présenter pour nos lecteurs ?
Cette association est l’aboutissement de trente ans d’expérience de terrain. Contrairement à un grand nombre de victimes, les viols que j’ai subis dans mon enfance durant des années par un employé de mon père ne m’ont pas impactée au point de me détruire. Au contraire, j’ai puisé dans ce vécu l’énergie qui m’anime depuis lors dans ce qui est devenu le combat de ma vie. L’aide et le soutien que j’apportais aux victimes et auteurs des faits a avivé en moi la volonté de comprendre les raisons de ce désir sexuel incliné vers les enfants prépubères.
Cette inclination touche essentiellement les hommes. La souffrance engendrée par une déviance non choisie, inavouable, et vécue dans le secret, semble être unanime chez les délinquants sexuels. L’Ange bleu est donc le résultat d’un constat flagrant de manque d’action en amont, en France et à l’étranger. Cependant, c’est suite à une affaire de suspicion dans l’école de ma fille que j’ai résolue efficacement, que le Maire de ma ville monsieur Lasnes ( je tiens à lui rendre hommage ) m’a encouragée à créer une structure afin de partager mes compétences et mes expériences avec les institutions concernées.
Quelles sont les raisons qui vous ont poussé à citer Gabriel Matzneff à comparaître devant le tribunal de Paris ?
La prévention du premier passage à l’acte chez les pédophiles abstinents fut l’un des objectifs de mon programme d’action. Grâce au site Web de l’Ange bleu et à l’approche humaniste (1) qui me démarque des autres, les pédophiles ont osé m’appeler pour me demander de l’aide. Un exutoire qui s’est avéré pionnier dans le monde, et ô combien utile. C’est à travers le témoignage de pédophiles que j’ai eu connaissance des livres apologistes de Gabriel Matzneff. Les révélations d’un grand nombre de pédophiles abstinents ou passifs étaient édifiantes au sujet du trouble que Matzneff avait suscité chez eux. Avant de lire le livre de Vanessa Springora et de regarder récemment les tribunes médiatiques dont Matzneff a bénéficié à l’époque pour exprimer ouvertement ses agissements, j’avoue que je n’avais pas mesuré la gravité des remontées de ses écrits. Choquée par son discours prosélyte, je me suis informée sur le caractère apologiste de la relation pédosexuelle en termes de loi. Maître Mouhou m’a confirmé son caractère délictueux et j’ai donc pris l’initiative de mettre fin à l’impunité de Matzneff en faisant appel à la justice.
On peut lire, sur votre site internet, que les oeuvres de Gabriel Matzneff ont représenté un véritable “guide au passage à l’acte” pour certaines personnes. Pourriez-vous développer cette idée ? Sur quoi fondez-vous ce propos ?
En effet, les termes « guide au passage à l’acte ou mode d’emploi du consentement des enfants pour des relations sexuelles avec des adultes » émanent de témoignages que j’ai pu recueillir auprès des pédophiles qui ont failli passer à l’acte ou qui sont devenus avides des circonstances similaires à celles que Matzneff décrit explicitement dans ses ouvrages. J’ai donc bien recueilli des témoignages de pédophiles jeunes et moins jeunes qui ont été influencés par les récits de Gabriel Matzneff. Cependant, il s’agissait d’aveux exprimant des regrets suite à des relations sexuelles consenties avec des mineurs à l’étranger.
Vous prononcez-vous en faveur d’une interdiction de la commercialisation des ouvrages de Gabriel Matzneff ? Ou bien, comme on peut le lire sur votre site, d’une “contextualisation” différente par ses éditeurs ? De quel type de contextualisation parlez-vous ?
Dans la mesure où les livres de Matzneff sont encore en vente sur des sites de ventes ainsi que dans les brocantes, pour moi, cela constitue fondamentalement un danger pour les lecteurs les plus fragiles dont certains peuvent être encore très jeunes. Cette médiatisation a suscité beaucoup de curiosité notamment chez certaines victimes d’abus sexuels qui ont avoué revivre leur viol à travers les récits de Matzneff.
Faites-vous la différence, chez Matzneff, entre récits de fiction et journaux autobiographiques, ou les deux sont-ils condamnables à vos yeux ?
Les journaux autobiographiques de Matzneff illustrent une réalité et par conséquent ils ont plus d’impact que les histoires de fiction issues de l’imaginaire. Pour autant, je condamne sévèrement aussi bien les uns que les autres compte tenu des risques qu’ils représentent. Tout comme la pédopornographie, je condamne les producteurs et les diffuseurs mais surtout pas les consommateurs comme c’est le cas en cas d’interpellation. Les législateurs ont tort de voter des lois contre productives et coûteuses pour les contribuables. D’autres solutions alternatives efficaces pour le sevrage existent, il suffit d’entendre la sonnette d’alarme et de lire mes propositions.
Ne pensez-vous pas que la littérature, et l’art d’une manière plus générale, est un territoire qui doive-t-être préservé de la morale ?
Je ne pense pas que cette question concerne la littérature d’une manière générale, mais plutôt les écrivains sulfureux et rusés qui réussissent à passer au travers les mailles du filet (éditeurs, comités de lecture, attachés de presse, diffuseurs, libraires, médias etc …). Je n’ai jamais compris pourquoi la même maison d’édition avait refusé la publication de mon manuscrit le jugeant complexe et délicat malgré son approche préventive : à croire qu’il manquait le côté voyeuriste pour être publiée. C’est pourquoi, je ne peux pas faire des éditeurs y compris de l’époque une généralité.
Interdire l’oeuvre de Matzneff ne conduirait-il pas à interdire une bonne partie des œuvres du patrimoine littéraire français, qui font l’apologie du mal et de la violence ? (Par exemple Sade, Jean Genet, ou encore, au sujet de la pédophilie, Oscar Wilde, Tony Duvert ou André Gide).
J’espère que l’affaire Matzneff permettra en effet d’interdire tous les livres à caractère apologiste, dont celui de Fréderic Mitterrand, La mauvaise vie, que vous avez oublié dans votre liste. Personnellement je considère que les livres de ces auteurs auxquels vous faites référence n’ont aucunement le mérite de faire partie du patrimoine littéraire français. Il serait dommage de salir la mémoire des grands écrivains en les assimilant à ces prosélytes de crimes sexuels.
Comment analysez-vous le basculement de l’opinion médiatique à propos de Gabriel Matzneff ? Quelles sont les raisons de ce basculement ?
L’opinion publique a plus d’impact aujourd’hui que par le passé et ce genre de comportement n’est plus accepté aujourd’hui. Par ailleurs, les médias suivent de plus en plus l’air du temps, quand bien même il reste encore chez certains cette course au sensationnel dont fait partie cette affaire Matzneff. J’aimerais qu’on porte plus d’intérêt au livre de Vanessa Springora à qui je rends hommage pour son éclairage sur les répercussions néfastes que nul ne peut anticiper au moment des faits, y compris les relations sexuelles consenties mais non éclairées.
Le ministre de la culture, Franck Riester, s’est prononcé rapidement en faveur de l’arrêt de l’allocation versée par le CNL à Gabriel Matzneff. Les pouvoirs publics ont-ils toujours réagi de la même manière au sujet de la pédophilie ?
Le but n’est pas d’enfermer Matzneff en prison ou de l’appauvrir pour caresser l’opinion publique dans le sens du poil. L’objectif est de lui faire prendre conscience de la gravité de ses écrits apologistes et de le reconnaître juridiquement coupable de ses agissements notamment à l’étranger. Outre toutes les adolescentes que Matzneff a enfermé dans une relations dite « amoureuse » à l’instar de Vanessa Springora, combien d’enfants vulnérables exploités sexuellement par Matzneff sont devenus des adultes déviants sexuels par sa faute ?
(1) L’association travaille, depuis de longues années, pour empêcher le passage à l’acte des pédophiles et pour favoriser le travail de résilience des victimes. Elle organise ainsi des groupes de parole entre auteurs de faits et victimes.
Entretien réalisé par Sébastien Reynaud