C’est à Paris, sur le lieu de « L’atelier des mots, des pas et des curiosités » qu’Éric Poindron – organisateur de ces soirées littéraires et artistiques – a accepté de répondre à nos questions. Auteur, éditeur, érudit, marcheur, bon vivant, champenois, Éric Poindron aime à dire qu’il s’amuse de ses multiples vies. De son goût pour l’insolite en passant par son amour des fantômes, un seul entretien n’aurait pas été suffisant pour évoquer les nombreux centres d’intérêts d’un homme guidé par sa curiosité. Une curiosité qui le pousse chaque jeudi à inviter un auteur, un éditeur, un artiste ou encore un aventurier pour partager idées et vécu le temps d’une soirée où le tutoiement s’installe naturellement.
D’où te vient cette passion pour la curiosité ?
Réponse longue ou réponse courte ? Je crois que je suis un jeune homme de la campagne et les deux mots qui m’intéressaient vers 10 ans étaient « érudition » et « curiosité ». Je voulais être cet homme curieux. Pour moi, l’homme curieux est celui qui n’a aucune attache, aucune contrainte et qui socialement n’est pas lié à quelque chose. Il peut être riche ou infortuné, en désarroi ou en optimisme mais qui va à chaque fois s’en sortir. La curiosité c’est la fraternité. C’est l’ami autant que la pierre que l’on va trouver dans le chemin, le livre que l’on va dénicher… Tout ça forme une espèce d’optimisme de très bel aloi.
La curiosité est donc plus qu’un goût pour toi, c’est l’orientation de ta vie ?
Quand j’avais 17 ans, j’ai eu une dérogation pour entrer aux Beaux Arts. J’avais été accepté par ce que j’avais écrit une petite pièce de théâtre mais je dessinais très mal – je dessine toujours très mal d’ailleurs. Mon père avait été très fier ; je me suis alors promis de ne pas le décevoir et de ne pas me décevoir. La curiosité c’est ça : c’est époumonant de faire que chaque jour la vie soit magnifique. Comme l’écrivait Michel Foucault : «Faire de sa vie un chef d’œuvre ». Baudelaire le disait de façon très différente : « Être un héros et un saint pour soi-même ». Cette citation me marque au plus profond. Qu’est-ce que j’aime être à la fois aristocrate et voyou. C’est rigolo !
Et ce goût pour les cabinets de curiosités ?
Il faudrait que je me l’explique psychanalytiquement un jour. J’ai la chance de vivre à la campagne, près de Reims. Petit, je commençais déjà à accumuler les objets dans ma chambre. Accrocher des cadres, collectionner les pierres que je trouvais… Je pense que ça m’est resté. L’objet a une raison. André Dhôtel disait toujours « Un cœur bat dans chaque pierre du chemin ». Si on peut faire que l’esthétique et la cosmogonie se rencontre, on a tout gagné.
J’apporte ici ce que j’ai toujours défendu à la télé ou à la radio, des invités que j’aime et dont je peux être prescripteur.
As-tu érigé en dogme le caractère de ton cabinet de curiosités à Reims : naturalia, artificialia … ?
Si j’avais fait un cabinet à la manière de ceux du XVIIè– XVIIIè siècle, je serai encore sous dogme, hors je ne le suis pas. J’ai décidé d’être plasticien. C’est un cabinet qui bouge, qui évolue tout le temps. Si l’un des regards de mes animaux empaillés ne me convient pas, je déplace. Ce qui m’amuserait beaucoup, c’est qu’un photographe vienne chaque semaine pour capter ce que j’ai bougé dans le cabinet. Ce serait éphémère mais de toute façon, l’art est éphémère. Par définition, si l’on déplace une installation, elle n’est plus la même selon la galerie. Bon après… Pour certains, « il va pisser, c’est un artiste ! » (Rires) Non ce n’est pas ça quand même.
En tant que collectionneur, qu’affectionnes-tu le plus ?
Dans l’ordre : les rencontres, les lumières, les objets – tous les objets : les plus fous, les plus démesurés, les fantômes ou les spectres. Évidemment, on pourrait mettre un astérisque : au milieu de tout ce fatras se promènent les chats et les chiens, qui rentrent dans les quatre catégories.
Pourquoi avoir créé l’atelier des mots, des pas et des curiosités ?
C’est une raison plus pédagogique. Il y a deux ou trois ans, comme je suis assez actif sur Facebook, plusieurs personnes me suggéraient de créer un atelier à Paris comme je le faisais en province. Mais à Reims, je le faisais pour l’université et pour des écoles privées. C’était plus lié au travail de l’écriture que ne l’est la forme actuelle de l’atelier des curiosités. Mais refaire ce qui existait déjà à Paris, ce n’était pas très intéressant. J’ai donc essayé de concocter un cocktail avec lequel on pouvait profiter des invités et de la soirée. On a tâtonné au début pour trouver la meilleure formule possible. L’atelier s’est déroulé dans plusieurs lieux insolites : musée de l’école de médecine, atelier Lardeur dans le VIè arrondissement, appartement haussmanien rue d’Alésia… Après avoir été nomade, l’atelier se stabilise maintenant dans un lieu que les gens aiment, où ils peuvent se rencontrer et partager. Les gens sentent qu’il y a un moment très précieux. J’apporte ici ce que j’ai toujours défendu à la télé ou à la radio, des invités que j’aime et dont je peux être prescripteur. Des personnes qui, comme moi, n’ont pas forcément envie d’être enseignant à la Sorbonne sauf si on nous donne une chaire « Rock’n Roll » et qu’on peut venir habillés en perfecto ! (Rires) Quand Gilles Paris est venu pour nous parler de son nouveau livre L’Été des lucioles qui sortira bientôt, c’était par exemple une soirée fabuleuse. Avec cet atelier, tous les sujets peuvent être explorés. Chaque semaine est une performance.
Je sais que je suis fou, mais ce n’est pas grave d’être fou.
Que trouve-t-on lors de ces rencontres ?
Des invités parfois célèbres ou moindres, des quidams, des timides, des gens démesurés comme Sylvain Tesson ou Emmanuel Pierrat,
qui sont des êtres démesurés… Mais à chaque fois des qualités, des humains, des puits de science, des vertus, des partages, des gens qui mettent en offrande. Entre la curiosité et la gourmandise où se trouve la démesure ? Alors avis à chacun, aux curieux de tout poil. On ne sait jamais ce que c’est. On est sûr de l’invité mais la soirée est toujours inédite. Nous pouvons parler des grandes maisons d’éditions avec Raphaël Sorin, du Paris souterrain avec Gilles Thomas, de Nabokov chez Pivot avec Gilles Lapouge ou encore écouter la musique et la poésie persane de Reza Afchar Naderi… Accrocher, raccrocher, rire, trinquer, poser des livres, des questions, jubiler … J’aime donner aux gens car on m’a tellement donné : Jacques Lacarrière, Gilles Lapouge, Bertrand Tavernier, Michel Le Bris, mes curés, des anonymes : boxeurs, maçons, sculpteurs… Je suis amoureux des autres.
« J’ouvre les livres pour apprendre, je les referme pour vivre » est une formule d’André Suarès que tu reprends à ton compte, la reprendrais-tu pour définir l’atelier des curiosités ?
C’est ce que j’avais décidé de créer avec les Éditions du Coq à l’âne. Puisque les Rémois et les Français ne lisent plus, nous allons aller les voir. Comme je suis bon vivant, physique, j’ai décidé de faire le colporteur. Ils portaient des balles contenant leur marchandise et moi je voulais reprendre cette tradition en y mettant des livres. Tu me mets dans une bibliothèque je suis en extase. Mais tu me mets dans un Monoprix, je m’en fous, je suis content aussi. Je veux garder cette idée que l’on puisse apprendre et ressortir des choses de toute situation. Je sais que je suis fou, mais ce n’est pas grave d’être fou. Donc avec Sandra Rota, co-fondatrice des Éditions du Coq à l’Âne, on faisait du colportage, on allait vraiment chez les gens.
Ces Éditions du coq à l’Âne renvoient-elles à ta façon d’appréhender le monde ? Sauter du coq à l’âne pour multiplier les expériences …
C’est une évidence. Antoine Houdar de La Motte avait écrit dans sa fable Lesamis trop d’accord : « L’ennui naquit un jour de l’uniformité ». Bien sûr que j’aime aimer les globes terrestres, bien sûr que j’aime aimer les chats, bien sûr que j’aime les armes à feu, les armes blanches, bien sûr que j’aime les objets qui s’envolent, bien sûr que j’aime l’histoire, la psychologie… Aimer et comprendre, on est toujours dans cet esprit de curiosité et avec Le Coq à l’âne c’était assez facile. On a édité de la littérature, de la gastronomie, des livres sur le jardin etc. C’est magnifique d’avoir plusieurs vies. Être en vie, en marche, c’est très important. Tant mieux si pour certains leur vie doit être un moment de sécurité, j’en connais qui paieraient très cher pour ça. Moi je deviens citron !
Tu es maintenant directeur de la collection « Curiosa & caetera » aux éditions du Castor Astral. En quoi consiste cette collection ?
Il y a trois ans, j’avais le fantasme de vouloir refaire de l’édition à Paris. J’avais alors dit à Jean-Yves Reuzeau, cofondateur des éditions du Castor Astral : « Une collection sur le bel érotisme, ça sera vendeur. » Il y a tellement de beaux textes à rééditer. Nous n’avons finalement jamais fait de textes érotiques et on est parti vers autre chose. On a par exemple édité Claude Seignolle. « Curiosa » renvoie à tous ces livres cachés que l’on doit débusquer.
Quels sont les prochains livres publiés ou imaginés dans ta collection ?
Une Petite encyclopédie des vampires de Pierre Moquet et Jacques Petitin, continuant la Petite encyclopédie du cannabis de Nicolas Millet (Le Castor Astral, 2010), est sortie le 31 octobre. Rodolphe Trouilleux a aussi écrit la suite de Paris macabre (Le Castor Astral, 2012) qui s’intitule Paris fantastique et qui sort début 2014. Avec ces deux livres, on reste hors des sentiers battus.
Dans le cabinet de curiosités, il y a un jeu entre science et légendes traditionnelles. Il en est aussi question dans ton roman, De l’égarement à travers les livres (Le Castor Astral, 2011). Pourquoi jongler entre réalité et fiction ? Est-ce une jubilation de la déformation ?
L’Europe ou l’esprit a classifié les sciences humaines et les sciences exactes. C’est important car à un moment, il est nécessaire de classifier. Mais j’aime penser que c’est très intéressant d’avoir ces nuances ou cette absence de nuances qui font qu’un grand historien est souvent un scientifique dédouané. Je me suis toujours aperçu dans mes recherches que les scientifiques démesurés ont une capacité à englober le réel et l’irréel de façon extraordinaire. Quand ils se mettent à parler, ce sont des torrents, des ogres, des volcans.
Qu’est-ce que la biblionomadie ?
Guy Goffette a inventé la nomadie. J’aimais cette idée de nomadisme, lui invente l’instant nomadie. J’ai donc inventé la biblionomadie : se promener à travers les livres. Après j’invente la bibliopathonomadie, assez logique dans mon cas. Là j’ai continué, j’ai inventé la cryptobibliopathonomadie : de l’égarement à travers les livres qui n’existent pas. À force de m’égarer dans mes choses, j’ai réussi à m’égarer à travers les livres qui n’existent pas. Et j’en ai tant et tant ! (Rires) J’invente par exemple Maurice Jouande, bienheureux ceux qui le rencontreront, se passeront les livres sous le manteau. C’est tellement rare ! Mais c’est ça la littérature, c’est faire exister des personnages et s’en amuser.
C’est ce que tu as fait avec ton ami John B. Frogg ? Que Didier Decoin a repris en épigraphe d’Une Anglaise à bicylette (Stock, 2011)…
J’ai rencontré Didier Decoin en 1979 quand j’habitais à Ludes. J’étais passionné par la guerre 1914-1918. J’ai appris qu’un film allait se tourner chez nous et qu’on avait besoin de bras pour recréer des casemates comme en 1916, pour brûler la terre comme sur un champ de bataille etc. Didier Decoin vient sur le tournage pendant deux jours parce qu’il avait écrit ce film. Mais pour John B. Frogg, soit il l’a pris sur Internet soit il est vraiment bibliophile. Mais John B Frogg n’écrit jamais les mêmes choses, cache ses livres etc.
Pour terminer, tu tiens un blog que tu alimentes quotidiennement, est-ce ta façon de créer un nouvel atelier des curiosités ?
Pendant longtemps, quand j’étais à la campagne, c’était ma façon d’envoyer des bouteilles à la mer vers Paris. Dans ce blog, je réfléchis sur les images. C’est un grand mot mais je continue à m’atteler à cette idée de refléter une émotion par une image. Elles sont toujours antijeu, antidatées, en contre-point… Accumuler des choses parce qu’on a telle ou telle passion, ce n’est pas dur. Je ne vois pas où est la suprême. Mais ce blog est le champ de tous mes possibles, de toutes mes cases : la littérature, le voyage, la collection, les champignons, les échecs, la marche… Autrefois c’était un peu un voilier fou, désormais c’est plus un lourd bateau à roue qui ronronne sur le Mississippi et qui peut être étoffé. J’aimerai maintenant que le blog devienne un livre superbe.
Propos recueillis par François Bétremieux
- Retrouvez la collection « Curiosa & caetera » du Castor Astral ici et le blog d’Éric Poindron là. Éric Poindron va relancer des ateliers d’écriture à Reims et à Paris dans les mois qui suivent. Les comptes-rendus des ateliers des curiosités sont à lire sur L’Engouement de la puce.