Dans La colline qui travaille, Philippe Manevy utilise tous les outils du roman au service de la fiction. À travers l’histoire de sa famille, il raconte un siècle de vie ouvrière en convoquant Zola, Céline et Annie Ernaux. Livre mélancolique et historique, il interroge aussi la question du sujet en littérature. 

Benoit Landon : Dans ce livre, vous posez une question centrale, pour tout romancier qui raconte sa propre histoire : qu’est-ce qui est digne d’intérêt lorsqu’on écrit un livre ? Quelle est votre réponse à cette question ?

Philippe Manevy : J’ai longtemps résisté à écrire ce livre. Je le porte en moi depuis longtemps, mais j’avais une appréhension par rapport au sujet en me disant que l’histoire de ma famille, l’histoire de mes grands-parents n’était pas digne d’intérêt parce que c’étaient des gens modestes, dont la vie n’a pas forcément été spectaculaire. De plus il s’agit d’un sujet intime. Ce sont les auteurs que j’ai lus avant de venir au Québec, comme Jean Rouaud, avec Les champs d’honneur, qui m’ont ouvert la porte. Je crois aussi que le Québec m’a aidé parce qu’il y a moins de hiérarchie, en littérature, entre les sujets qui sont dignes d’intérêt ou pas. Cet aspect m’a d’abord frappé en poésie. Il y a une poésie de Montréal qui est très belle et qui n’a pas forcément besoin de grands sujets pour être puissante. Et  en littérature, il y a une plus grande liberté. En fait, je me suis autorisé à écrire ce livre, quand je suis arrivé au Québec. 

BL : L’histoire au cœur de votre récit est celle que tout le monde entend, enfant ou adulte, à propos de sa propre famille. Pourtant, il faut du temps avant de s’intéresser à son propre passé. Quand avez-vous commencé à envisager l’écriture d’un livre aussi personnel ? 

PM : Toutes ces histoires, je m’y intéressais beaucoup quand j’étais enfant et même adolescent, parce que ça m’a toujours intrigué d’écouter mes grands-parents, surtout mon grand-père – ma grand-mère était moins loquace. Ensuite, il y a eu une longue période de latence quand mes grands-parents décédés. Tout cela est resté dans un endroit secret entre mes 20 ans et mes 40 ans. Je pense que si mon écriture a coïncidé avec l’arrivée au Québec, c’est aussi parce qu’elle est liée à la question de l’immigration. Il y a forcément une distance qui s’installe par rapport à sa famille. Il s’agit d’un sentiment partagé par ceux qui migrent loin de chez eux. Je l’ai éprouvé encore plus parce que je viens d’une famille «tissée serrée », comme on dit au Québec, avec des liens puissants. Il y a donc eu ce sentiment d’abandon ou de trahison. J’ai essayé de le combler en en écrivant ce livre. Et puis mes parents m’ont envoyées des vieilles photos qui étaient chez eux et le fait que ces photos ne soient pas palpables, que je ne puisse pas mettre la main dessus, que je puisse juste les voir sur un écran d’ordinateur, ça m’a donné envie de les fixer par l’écriture. 

BL : Vous dites, dans ce récit, que vos personnages sont partiels, précaires, voire décevants, mais est-ce que ce n’est pas la même chose dans les romans finalement ?

PM : Oui, avec peut-être cette différence qu’un romancier peut combler. S’il perçoit une défaillance ou s’il a envie de transformer son personnage en un personnage plus flamboyant ou plus digne d’intérêt pour le lecteur, il peut le faire. Ce que je ne me suis pas autorisé à faire. Tout ce qui est rapporté factuellement est vérifié. Quand j’ai des hypothèses, je le dis. En revanche, mon travail romanesque, mon travail d’amplification, il se trouve dans le point de vue des personnages, dans le fait que je m’autorise à imaginer ce qu’ils ont ressenti. Le roman contemporain offre tellement de possibilités pour traiter des personnages, il ne réclame pas d’ héros romanesques qui accomplissent des actes grandioses. Ce travail sur le manque, sur la déception, on le retrouve aussi chez des romanciers qui pourtant ont toute liberté. Peut-être parce que ces romanciers-là aussi essayent de coller à la vie et que la vie n’a pas toujours cet élan romanesque. J’ai l’impression que le modèle du personnage romantique plus grand que la ville, pour calquer une formule anglaise, est un modèle du roman traditionnel jusqu’au XIXe siècle, mais que ce n’est plus le cas aujourd’hui. 

BL : Même si ces personnages ne répondent pas toujours à vos attentes, comme vous l’écrivez, ils racontent une époque. Les tranchées, le Front populaire, la résistance. Ce livre est une fresque historique ouvrière. Cependant, vous ne voulez pas vous comparer à Zola ou même à Céline à qui l’on pense dans le chapitre sur les tranchées. Est-ce qu’il y a un moment où vous avez imaginé que la fiction allait prendre le relais ou est-ce que pour vous le récit était la forme ultime pour raconter cette histoire ?

PM : Je pense qu’il y a une sorte de flottement ou d’évolution des genres dans la littérature contemporaine. Mon livre est considéré comme un récit au Québec et un roman en France. J’étais un peu réticent au départ à cause de la dimension autobiographique, mais je l’ai accepté parce que mes procédés d’écriture sont romanesques. Selon moi, le mot fiction est la clé. Au sens premier, il s’agit de fabriquer...