Avec Aventures, Yannick Haenel tisse des filiations inattendues et défend une littérature libre, vibrante, qui s’oppose à la saturation médiatique et aux langages contrôlés. Dans cet entretien avec Victor Dumiot, il revient sur la genèse de cette revue et de la collection éponyme, où l’écriture se conçoit comme une traversée, une aventure au sens chevaleresque. Il y évoque aussi la présence forte de Georges Bataille, la place de l’innocence face au monde saturé et l’élan vital qui anime chaque texte publié.

VICTOR DUMIOT : Pour commencer, pourrais-tu préciser de quelles « aventures » nous parlons? Le mot est au pluriel ; pourquoi?
YANNICK HAENEL : Lorsque j’ai choisi le mot « aventures » au pluriel, il ne s’agissait nullement de récits de voyage : la seule géographie à laquelle je fais référence est celle de la chevalerie. Pour moi, le terme vient de Chrétien de Troyes ; il parle des « étranges aventures » d’Yvain, le Chevalier au Lion. C’est dans ce territoire (disons celui de la chevalerie spirituelle) que j’entends toutes les strates du mot.
J’ajoute qu’au moment où Antoine Gallimard m’a proposé de reprendre L’Infini, proposition que j’ai déclinée en lui disant que je préférais lancer une nouvelle revue, j’avais dans ma poche un petit livre de Giorgio Agamben intitulé L’Aventure. Cet essai, publié directement en poche en France, explore justement cette notion, entre Heidegger et Chrétien de Troyes : quelque chose qui relève de l’événement, du surgissement, dans nos existences, de ce sursaut qui nous arrache au banal pour nous jeter dans plus grand que nous : l’aventure. L’« événement », Ereignis en allemand, on peut le traduire par « aventure ». En tout cas, je force volontairement le sens : c’est mon désir.
Et c’est aussi à mes yeux, tout simplement, le plus beau des mots. Il est l’autre nom de la littérature : chaque livre, s’il est vraiment un livre, doit remettre en jeu la littérature. Sans nécessairement tout bousculer, ni faire table rase, il doit réinventer ce qu’est la littérature. Même modestement, même de façon extravagante, un bon livre réinvente la littérature : c’est l’aventure même du langage que de renaître. C’est la plus belle à mes yeux, parce qu’il est question de nos manières et raisons de vivre. Quand on s’aventure, avec péril que cela comporte, on fait enfin réellement l’expérience de cette matière vibrante qu’est la vie ; on est enfin vivants.
VICTOR DUMIOT : Justement, comment as-tu conçu l’architecture de ces aventures ? D’un côté des aventures collectives (la revue), de l’autre des aventures plus individuelles (les livres).
YANNICK HAENEL : Tout s’est fait très simplement parce que, après la mort de Philippe Sollers, Gallimard m’en a donné les moyens. Il existe dans cette maison une tradition de collections : il y a eu celle de Pontalis, L’un et l’autre, il y a eu L’Infini de Sollers, et bien d’autres encore. Une tradition précise existe chez Gallimard : celle de la « littérature pure ». Je préfère parler, avec Roberto Calasso, de « littérature absolue », ou simplement de « littérature », qui n’a d’autre objet qu’elle-même.
Or, tout cela ne va pas tout seul. Pour se donner du temps et de l’espace quand on a soudain le désir de publier les livres des autres (ce qui ne m’était jamais arrivé jusque-là), une revue offre une réserve, une provision de relance ; elle permet de rencontrer d’autres œuvres, de prendre le temps de lire ce qui s’écrit dans le champ contemporain. La meilleure façon, pour moi, de lire ce champ, c’est aussi de dialoguer avec les écrivains, de les inviter à écrire dans la revue Aventures.
On parlait, au XXᵉ siècle, de « sociabilité littéraire ». Celle-ci n’existe plus vraiment ; elle a implosé, la littérature étant devenue une pratique très individualisée, très solitaire, minoritaire, et négligeable socialement. Il ne s’agit pas de recréer ce qui serait mort, de faire « salon », ou de faire de l’agitation de « café littéraire » (ce mot est tellement obscène), mais de coaliser des désirs. Nos coordonnées historiques ne sont plus celle de Dada, il n’empêche qu’il y a l’amitié, les lectures publiques, les rencontres avec des inconnus. Il s’agit moins de sociabilité que d’effervescence, et Aventures, sur ce plan, relève d’un point de ralliement.
Les pratiques d’écriture ont changé ; nombre de ceux que je lis et publie dans la revue sont aussi artistes, photographes, cinéastes ou chercheurs. La littérature, en ce sens, s’auto-multiplie. Aventures a donc un effet de concentration, de coagulation de désirs. J’ai des désirs d’écriture pour moi et pour les autres, et deux fois par an nous pouvons formaliser cet échange. Il arrive que certaines ou certains écrivent quelque chose de plus conséquent ; si cela me parle, ça peut très bien entrer dans la collection Aventure. Cette articulation se fait tout naturellement.
VICTOR DUMIOT : Peux-tu nous présenter ce troisième numéro de la revue ? Tu y publies notamment un inédit de Georges Bataille : ce choix s’inscrit-il dans une continuité avec sa pensée, ou répond-il à une autre logique ?
YANNICK HAENEL : Georges Bataille est sans doute l’écrivain auquel j’ai consacré le plus de temps : douze volumes d’Œuvres complètes que j’ai lus et annotés pour nourrir mon propre travail. Si j’écris des livres, c’est parce que j’ai lu Bataille ; je pourrais dire la même chose de Proust, mais Bataille a fini par compter davantage que Proust dans ma vie – non pour une question de « qualité » littéraire (peu m’importe) mais par la présence continue de son œuvre et ses impacts dans ma vie.
J’ai même passé le cap de la fiction en écrivant un roman où j’imaginais, avec fantaisie, une vie possible de Bataille en banquier anarcho-kojévien : Le Trésorier-payeur. Depuis le premier numéro d’Aventures, il y a toujours « un peu » de Bataille, et je tiens à offrir un inédit à chaque livraison : après un texte de Frédéric Berthet dans le n° 1 et de Jean-Louis Schefer dans le n° 2, j’ai découvert – grâce à des batailliens plus rigoureux que moi – un court texte de Bataille intitulé La Méduse. Il s’agit du synopsis d’une pièce jamais montée, rédigée vers l’époque d’Acéphale. Nous sommes alors, un peu comme aujourd’hui, dans une période de pré-fascisme où quelque chose se met en place en Europe (et désormais, cela a lieu à l’échelle planétaire). Avec son mélange de lucidité et de sauvagerie politique, Bataille s’approche au plus près du fascisme – non parce qu’il le partagerait (il en est l’exact opposé) mais pour faire entendre les forces démoniaques qui s’y logent.
Dans La Méduse, ces cinq pages inédites, on assiste à un étrange ballet divin : un tout petit dieu acéphale (un dieu sans tête, du nom de la revue qu’il dirigeait) finit par vaincre les titans. J’y vois la figure de ce qui, dans le langage, demeure indemne : une force de liberté que la littérature oppose à la société. Socialement, la littérature ne pèse rien ; elle n’influe ni sur l’économie ni sur les décisions qui bouleversent le monde. Mais c’est précisément parce qu’elle «...