Dans un paysage cinématographique où se bousculent blockbusters et séries Netflix, se détache un corps longiligne à l’esprit aiguisé, celui du cinéaste Éric Rohmer. Son œuvre ne cesse de nous montrer que la beauté se manifeste dans les détails du quotidien. Le cinéaste a compris que chaque mot prononcé peut être décisif, et que ce qui porte le monde, c’est l’amour. Son regard cinématographique fait naître une grammaire des sentiments et une vision singulière de la vie : il nous permet de nous échapper, tout en restant sur terre.
À la fin de l’été dernier, je tombe sur une photo dans mon fil d’actualité : un jardin, une chaise en bois, un pull vert accroché à son dossier. Une ambiance bucolique. On croit entendre le bruissement du vent dans les bosquets, les pas dans le gravier de quelqu’un hors-cadre qui amènerait une boisson fraîche. Le tout accompagné d’une légende : « on se croirait dans un film de Rohmer ». Ce nom, je l’ai déjà entendu, j’en ignore tout, je sais seulement qu’il s’agit d’un cinéaste. La banalité apparente de cette photographie m’intrigue, je me demande ce qu’un cinéaste peut bien faire de ce genre de décor. Les jours suivants, cette idée ne me lâche plus. Un matin, je me décide finalement à louer Conte d’été à la vidéothèque de mon université. Je ne savais pas que, le soir même, cette expérience cinématographique allait changer mon rapport au monde.
Comme aucun autre
Dans Conte d’été, je suis immédiatement séduite par le décor extérieur simple, par la présence des figurants qui semblent passer par là et qui adhèrent naturellement au film.
Ainsi, à l’aube de mes 28 ans, je découvre ce qu’aucune autre « œuvre » d’aucun artiste ne m’a apporté jusqu’alors : la combinaison verbale et visuelle d’une certaine vision du monde, qui me correspond. Dans Conte d’été, je suis immédiatement séduite par le décor extérieur simple, par la présence des figurants qui semblent passer par là et qui adhèrent naturellement au film. L’absence de tout fond musical est saisissante, de sorte qu’on prête attention à chaque cri d’enfant sur la plage, chaque tintement de verre au restaurant, chaque mot prononcé par les personnages. Pourtant, les premiers dialogues sonnent faux, avec une intonation très théâtrale, et la diction parfaite des acteurs me semble étrange. Mais ce sentiment s’estompe. Très vite, je suis saisie. Il me semble que toute la vérité du monde se trouve dans son cinéma… On a l’impression de marcher avec Gaspard et Margot sur les longues plages de Dinard. Les discussions tournent autour de leurs sentiments. Ils se promènent en se racontant leurs émois intérieurs. Ces scènes dévoilent l’univers rohmérien, car on dîne en parlant de Pascal dans Ma nuit chez Maud, on s’habille en parlant séduction dans Les nuits de la pleine lune, on parle philosophie en préparant à manger dans Conte de Printemps. C’est ça, Rohmer : toute la profondeur de l’âme dans des gestes simples.
L’esprit éveillé
Très vite, je suis fascinée. En trois mois, j’ai épluché toute sa filmographie. Mes déambulations dans la rue, mon regard et l’attention que je prête aux autres deviennent rohmériens. Je commence à voir la vie à la manière de ses films. Je prête attention aux détails dans les conversations, aux gestes anodins, à la beauté des objets traînant sur une table. Lassée d’une société ternie par des événements brutaux, et qui se laisse séduire par une consommation facile, j’avais choisi de m’enfermer en moi-même, écouteurs vissés sur les oreilles. Un jour, après avoir vu L’amour l’après-midi, pour la première fois depuis longtemps, je laisse les écouteurs dans mon sac. Dans le film, il y a cette scène, où le personnage de Frédéric parle des femmes dans la rue :
« Ce qui donne tant de prix à mes yeux au décor de la rue parisienne, c’est la présence constante et fugitive de ces femmes croisées à chaque instant. »
C’est en entendant cette phrase que j’ai compris tout ce que Rohmer m’avait apporté jusque-là. Ce qui est important se trouve dans les détails du quotidien. Que ce soit un rayon de soleil heurtant la façade d’un immeuble, le rire soudain d’une femme dans une salle d’attente ou un regard échangé lors d’une conversation. Tout devient plus beau si on parvient à prêter attention aux fragments du monde qui nous entoure. Rohmer a réussi à me faire changer de regard sur le monde. La vie devient rohmérienne.
Passionnée de littérature, de cinéma et d’histoire de l’art, que j’ai la chance d’étudier, je tiens le compte Instagram @vague.litterairedans le but, avant tout, de partager. Si mon univers est assez éclectique, ce sont les sujets autour de la passion amoureuse, des relations humaines et de la beauté que l’on peut trouver dans le banal, qui m’animent le plus.