Sommes-nous condamnés à subir les traumatismes de nos parents ? Yara est persuadée d’être maudite, frappée par le même « mauvais œil » que sa mère. Sa famille palestinienne a émigré aux États-Unis avant sa naissance : bien qu’elle n’ait quasiment jamais mis les pieds au Moyen-Orient, Yara entretient un sentiment d’appartenance à deux cultures complètement opposées. Des plus belles traditions aux blessures les plus profondes, la vie mouvementée de ses aïeux résonne dans le moindre aspect de son quotidien.

Nul besoin de prouver que la « Nakba », la fuite forcée des Palestiniens en 1948, hante les nouvelles générations qui ne l’ont pourtant pas vécue dans leur chair. Bien qu’ils aient quitté la Palestine en quête d’une vie meilleure, les parents de Yara restent « coincés émotionnellement là-bas ». La transmission entre un parent et son enfant, colonne vertébrale de ce roman très juste, oscille entre malédiction et tradition. D’une génération à une autre, on se passe le flambeau et rien ne passe sous les radars de Mauvais Œil, troublant d’exhaustivité. On partage avec Yara son plaisir d’écouter la chanteuse libanaise Farouz ou encore le point d’honneur qu’elle met à confectionner les recettes ancestrales de sa grand-mère, « Baba ». Cuisine, odeurs et saveurs : délicieuse combinaison, classique pour exprimer la nostalgie en littérature, et dont on ne se lassera jamais. Mais derrière les belles coutumes, la famille de Yara a été profondément marquée par le conflit israélo-palestinien : Yara porte les stigmates d’une guerre qu’elle n’a jamais vécue.

Etaf Rum invite à comparer les mœurs palestiniennes et américaines, sans jugement de valeur, en échappant à la caricature grâce à un formidable sens du détail. La jeune autrice ne se le permettrait pas : elle-même descendante d’immigrés palestiniens, elle vit et enseigne en Caroline du Nord avec ses deux enfants. Comme les siens, les parents de son alter ego Yara forment une première génération d’immigrés, chez lesquels le schéma patriarcal reste encore celui de la Palestine. La « Mama » de Yara est sommée de se soumettre à son mari, alors que tout en elle hurle à la l’indépendance. De poignants extraits du journal de Yara, qui s’adressent à cette mère désormais décédée, accompagnent le roman. Le mystique (c’est dans le marc de café que Mama se persuade qu’elle est maudite) et le religieux (en Islam, le « mauvais œil » est le mal qui frappe une personne en raison de la jalousie ou de l’envie d’une autre) ont des conséquences sociologiques très rationnelles : Mama ne témoigne aucune marque d’affection à sa fille, qu’elle considère également possédée par des « djinns ». Un carence d’amour aux effets très concrets sur la manière dont Yara s’est construite. 

Nouvelle génération, nouveau type de violence

Alors qu’on pense que la talentueuse professeure en art, élevée dans le pays de toutes les libertés, échappera enfin à l’oppression et mettra fin à la malédiction, le système se reproduit plus perversement encore. Mauvais Œil est le récit d’un terrible dilemme : la jeune mère est profondément heureuse de s’occuper de ses filles, tout en ayant viscéralement l’impression d’être privée de liberté. Comble de la fourberie, son mariage avec Fadi n’a pas été forcé mais habilement orchestré par leurs proches. Le jeune homme croit avoir réussi à prendre à contrepied le modèle de son patriarche, pourtant la violence de son comportement est d’autant plus insidieuse qu’elle est moins perceptible. Yara n’a pas besoin d’être séquestrée pour être hantée par la culpabilité chaque fois qu’elle s’autorise un geste que son mari n’a pas cautionné, ne serait-ce qu’adresser la parole à un homme, aussi gay soit-il.

Etaf Rum invite à comparer les mœurs palestiniennes et américaines, sans jugement de valeur, en échappant à la caricature grâce à un formidable sens du détail.

La fracture ne disparaît même...