Quand elle entre dans le café, d’un pas rapide et ferme, silhouette élégante et fine dissimulée sous un manteau à col fourrure, chevelure flamboyante et voix gouailleuse, les regards se tournent vers elle. Elle le sait, elle est habituée, depuis quarante ans, à faire de l’effet, à ne pas rencontrer l’indifférence, jamais. Elle, c’est Eva Ionesco, bien sûr. Son nom rappelle immanquablement toute une époque révolue : les années 70-80, les excès, les paradis artificiels, la liberté, la fête, le Palace, les Bains-Douches. Une époque pré-sida où tout semblait encore possible, où tout était trop, trop était tout. En la voyant s’avancer, c’est cette ambiance, objet de fantasmes pour ceux qui ne l’ont pas connue, qui revit. C’est aussi à l’enfant starifiée dans des poses suggestives par sa mère, la photographe Irina Ionesco, qu’on songe. Aux traumatismes consécutifs subis, à cette difficile entrée dans la vie, à laquelle elle a survécu. Mais aujourd’hui, ce n’est pas ce passé lointain qui a motivé la rencontre accordée à Zone Critique. C’est d’un drame, au passé très récent, qu’il est question.
Le débit de parole est nerveux, parfois saccadé, les mots se cherchent, se trouvent, tout comme le regard, en mouvement. Quand il finit par se poser sur vous comme si vous étiez l’objectif de l’appareil photo, il vous fixe de ses yeux gris-vert, couleur rare, tels des poignards prêts à vous transpercer. C’est d’ailleurs un poignard qui a été à l’origine de l’histoire racontée dans son dernier livre, la Bague au doigt, aux éditions Robert Laffont.
Ce dernier revient en effet sur l’union qu’elle a formée pendant dix ans avec l’écrivain Simon Liberati et qui s’est terminée quand Eva a planté un couteau dans la main de Simon. Couple star d’artistes, où littérature et cinéma sont indissociables, et de fêtards du monde décadent de la nuit, qui aurait pu faire crépiter encore longtemps les flashes des reflex haut de gamme des paparazzi si la rivalité créatrice, la jalousie, la violence psychologique et la perversion ne s’en étaient pas mêlées.
Véritable cri d’une femme blessée, œuvre féministe qui se révolte contre le silence d’un milieu littéraire complice, La Bague au doigt, d’une écriture incandescente et à fleur de peau, révèle les coulisses d’une relation qui a commencé comme les Fitzgerald pour se terminer en drame entre d’un côté la présidente de Tourvel et de l’autre le vicomte de Valmont.
Guillaume Narguet : Quelles sont les motivations qui vous ont poussée à écrire ce livre et à revivre cette expérience qui a été traumatisante pour vous ? Vous avez décidé de l’écrire au moment où votre fils découvre que Simon a une liaison avec sa compagne. Était-ce pour vous une sorte d’exorcisme ? Un témoignage ? Une explication qui vous permette d’être comprise sur ce geste ?
Eva Ionesco : Il y a plusieurs éléments à prendre en compte qui m’ont motivée à écrire : d’abord, en effet, la découverte de cette trahison, qui entraînait des répercussions sur ma relation avec mon fils, et les résonnances personnelles dues à l’histoire des femmes dans ma famille, le tout était difficile. Ensuite, la complexité, à laquelle je ne m’attendais pas, de l’affaire judiciaire qui en a résulté : j’ai été poursuivie en justice pour ce coup de couteau ; il n’a été question que de cela durant toute l’instruction alors que je m’attendais à ce qu’on évoque les violences conjugales, à ce qu’il s’était passé, les chocs psychologiques et successifs que j’ai vécus, l’impact que cela peut avoir. Bien sûr, j’ai enregistré, filmé, comme le font souvent les gens qui veulent prouver leur enfer, des moments volés où Simon divague, ses propos agressifs envers les femmes, ses injures antisémites, ses menaces envers moi et ma famille. Mais j’étais forcément, malgré tout, « l’agresseuse » pour un geste alors que j’avais subi des mois de provocations, d’humiliations, durant lesquelles j’ai été poussée à bout et manipulée. Ce que j’ai vécu s’appelle le gaslighting. Il y a derrière une volonté de mort, qui est celle de la personne qui transgresse et qui sait qu’elle sera soutenue… C’est un contexte précis.
Cela a été comme un déclencheur et l’instruction a continué pendant que j’écrivais le livre. Je l’ai rédigé dans une sorte de tension un peu curieuse qui résulte du choc qui s’est accumulé et qui a abouti à cet acte. J’avais commencé par écrire la troisième (et dernière) partie du livre, celle qui consiste à revenir sur la fin de notre histoire et sa conclusion violente et qui constitue environ la moitié du livre achevé. Mais en me remémorant notre histoire, je me suis dit que je ne pouvais pas faire l’impasse sur notre amour, depuis ses débuts, car c’est aussi de cela qu’il s’agit. J’ai donc conçu la Bague au doigt comme une réponse à ses livres (Eva bien sûr, et aussi Performance) mais c’est avant tout la trajectoire d’une femme dont il est question – ce livre s’adresse aux femmes et à notre situation – c’est pour moi un acte féministe dont la réception dans certains milieux laisse à désirer. En tout cas, ce livre est à part, il n’est pas la suite d’Innocence ni des Enfants de la nuit.
Simon a écrit Performance avant le mien et je savais par la bande [La « bande du Palace », groupe d’amis qui fréquentait le monde de la nuit et les boîtes dans les années 70-80, Ndlr] qu’il traitait du côté transgressif de la chose dans une autofiction à peine masquée ; il clamait durant sa promotion qu’il s’agissait d’inceste, de scandale, de tabou et qu’il était l’homme battu. Pour moi, ce n’était pas le fait qu’il sorte avec une jeune fille mais sa violence et celle des autres envers moi qui étaient intolérables. Tout cela a joué pendant que je rédigeais. Dans la Bague au doigt, je fais le point sur mes apparitions dans les Rameaux noirs, Occident, Liberty [livres de Simon, Ndlr]… en un mot je retrace en filigrane notre vie par les livres. La relation a commencé par consentement tordu et s’est finie par une trahison et une mise à sac publique de la femme que je suis – nous sommes en 2023, je ne pensais pas qu’une telle chose puisse se passer – et Simon n’aurait pas pu jouer la transgression (artificielle, car il se complaît dans le rôle d’Humbert Humbert) si je n’avais pas été là. J’ai été plusieurs fois « transgressée » dans ses livres et j’ai trouvé que cela faisait beaucoup, surtout à mes dépens. Je pense avoir répondu avec générosité. Inventer du romanesque et broder autour de cela aurait été compliqué et peu à propos. A l’origine, l’ouvrage faisait 800 pages, j’ai été obligée de couper.
GN : L’un des intérêts de votre ouvrage est qu’il est très honnête. Vous vous dépeignez sans fard, en montrant vos faiblesses, vos fragilités, vos erreurs. En effet, vous semblez traverser le récit dans une position passive, entre Simon qui vous trahit avec Eliane qui veut vous ressembler et vous trompe et l’amour qui vous aveugle. Susciter la compassion ou la pitié du lecteur, était-ce pour vous un piège que vous avez voulu éviter en jouant la carte de la transparence ?
J’avais, comme je l’ai mentionné, commencé par la dernière partie qui mettait vraiment à nu notre relation.
EI : Un livre, une fois débuté, dicte rapidement ses règles. J’avais, comme je l’ai mentionné, commencé par la dernière partie qui mettait vraiment à nu notre relation. Je m’adressais directement à Simon en utilisant le « tu », il y avait de l’amertume et de la douleur. Il a été très difficile de reprendre au début de notre amour, car j’étais très blessée et affaiblie. Je ne pouvais pas transformer radicalement le livre tel qu’il s’annonçait en changeant sa forme et sa structure. Il fallait que je joue de nouveau les amoureuses et c’était quasi impossible, j’ai donc fait mon maximum pour être juste et pour qu’on sente le cheminement de cette femme (moi en l’occurrence mais cela peut s’appliquer à d’autres femmes) jusqu’à la fin, en mettant en avant les parties saillantes, la cruauté de Simon, de la vie, du milieu. Le livre a été tissé ainsi, même s’il n’y a pas que cela, car il y a des choses amusantes, amoureuses, poétiques…
GN : Au moment où vous voyez Simon pour la première fois, vous avez un pressentiment : « sa voix haut perchée trahissait une identité trouble […], le charme annonçait un danger ». Cette attirance s’explique-t-elle par le goût du risque et de l’aventure, d’une expérience romanesque et donc littéraire ?
EI : Oui car ce qui m’intéressait, au début, c’était de trouver un camarade pour relire le scénario de mon film (Une Jeunesse dorée, 2019) que j’avais déjà écrit, mais je n’avais pas envie de travailler toute seule. Mon ami Francis [Dorléans] m’a alors parlé de Simon, que j’ai vu dans la rediffusion d’une émission de Thierry Ardisson, je me suis dit sur le moment qu’il n’avait pas l’air très frais ; en plus, il avait la voix haut perchée. Puis je me suis mise à lire Anthologie des apparitions et me suis dit : « c’est dingue, ça ressemble à mon parcours, à ce que j’ai vécu », cela correspondait à mon scénario. On s’est rencontrés et les choses se sont faites comme cela. C’était en 2012. Dès le départ, il souhaitait écrire un livre sur moi, je ne voulais pas au début mais il a tellement insisté que je me suis résignée…
GN : Vous tombez amoureuse très vite, vous êtes grisée par le plaisir des sens, vous semblez attirée par son côté presque animal, vous rêviez d’une vie à la campagne qu’il pouvait vous offrir. Cette relation représentait-elle pour vous un moyen de tirer un trait sur vos traumatismes (vous écrivez d’ailleurs que vous vous êtes construite sur des traumatismes) et d’aspirer enfin à une vie paisible de femme d’intérieur, par romantisme ?
EI : J’aspirais à une vie à la campagne, je voulais qu’on trouve un terrain à deux pour bâtir une maison et qu’on vive ensemble en partant de zéro. Je ne souhaitais pas forcément emménager chez lui [à Longpont, dans l’Aisne]. Finalement, je suis venue dans sa maison, son terrier, mais c’était un piège : une maison éloignée, pas de voiture, ni de clefs…, sans compter sa consommation de drogues, le besoin que j’en prenne avec lui, parfois cette impression d’avoir été droguée contre ma volonté, par surprise…
Être indépendante avec Simon voulait dire être sans Simon, il n’y a jamais eu d’entre-deux. J’écrivais depuis longtemps, je devais rédiger ce qui allait devenir Innocence chez Robert Laffont du temps de Leonello Brandolini (j’avais déjà réalisé My Little Princess, co-écrit des scénarios), et je continue aujourd’hui encore. D’autres projets sont en cours, comme la suite des Enfants de la nuit, entre autres.
GN : Cette relation a été ponctuée d’excès : alcool, drogues, fêtes, sorties…, que vous aviez déjà vécus très jeune dans les années 70-80, synonymes de libération des mœurs, au Palace et autres lieux de la nuit ; c’est assez éloigné d’une vie tranquille à la campagne.
EI : Quand on était jeunes, on se droguait, oui. C’étaient nos copains qui nous approvisionnaient car nous n’avions pas assez d’argent pour nous fournir. A une époque, je prenais pas mal de drogues. Mais cette époque est loin derrière moi. Je ne suis pas tellement une personne qui se drogue, je n’aime pas trop ça, je me sens oppressée. Et ça nous fait raconter beaucoup de conneries. Quand je sors faire la fête, acheter un sachet de cocaïne n’est pas la première idée qui me vient en tête. Boire des coups, c’est autre chose.
Il s’avère que Simon se drogue, oui. Mais je n’étais pas attirée plus que ça. On était plutôt dans l’esprit de partager des points communs ou des histoires communes dans des vies antérieures avec le même cercle d’amis. C’est la raison pour laquelle nous avions l’impression de nous connaître depuis longtemps sans jamais nous être croisés. On sortait aux Bains-Douches, il avait eu une histoire avec Edwige, il connaissait la bande, on aimait les mêmes choses, on avait lu les mêmes livres ou vu les mêmes films à la même époque. Il travaille beaucoup sur les années 70-80 et moi aussi car c’est l’époque que j’ai vécue. Tout cela nous a rapprochés mais au fur et à mesure, et presque inévitablement, une certaine rivalité s’est installée entre nous. Au fil de la rédaction de ses livres, Simon est devenu plus noir et s’est livré à un processus d’autodestruction et de crise en faisant tout exploser et entraînant qui il pouvait avec lui quand il n’y arrivait pas. Souvent, il se livrait à des jeux pervers. Ce système machiavélique était une sorte de vengeance : il m’a trompée avec la fiancée de mon fils durant des mois et elle nous a filé de l’ecstasy lors de notre réveillon de Noël. C’était une stratégie anticipée, réfléchie et très malsaine qui devait aboutir à ma mise à mort, intime et publique.
GN : Vos vies ont été marquées du sceau du passé ; pour vous citer : « Il n’y a jamais eu que le passé de nos vies entre nous ». Comme si Simon vous avait fantasmée à partir d’une image de vous, adolescente, et qu’il voulait faire de vous une créature littéraire.
Il a coupé mon inspiration, mon imaginaire et il n’y a rien de pire pour un artiste que de perdre cette matière première.
EI : Oui, tout à fait, j’étais un fantasme de longue date, c’est la raison pour laquelle j’apparais dans l’Anthologie ; mais je n’étais pas la seule à faire l’objet de fantasmes, toute la bande était concernée. Et c’est toute une époque qu’il revit dans ses livres. Il n’en a pas fait directement partie, donc il y a peut-être là comme une sorte de revanche nostalgique. De mon côté, j’ai écrit des livres et réalisé des films dont les intrigues se situent aussi dans le passé. Nous n’avons donc pas suffisamment pris le temps de vivre pour nous, dans l’instant présent. Nous avons vécu un vrai drame de la création, c’est-à-dire que nous avons partagé des journées entières à élaborer des scénarios ; je les ai toujours chez moi, ce sont des projets à quatre mains complètement fous, mais il n’a pas voulu les reprendre pour les corriger, je pense qu’il en avait marre. Il souhaitait dominer la situation et il s’est rendu compte que je commençais à trop le connaître. Et tout ce travail a été fait pour rien, finalement. Il a coupé mon inspiration, mon imaginaire et il n’y a rien de pire pour un artiste que de perdre cette matière première. Dans un couple, il faut savoir prendre mais aussi donner et c’est d’autant plus vrai pour un couple d’écrivains. Et je n’ai pas pu fantasmer, à mon tour, sur lui. Il ne peut pas y avoir d’amour désintéressé dans un tel couple.
GN : Avec le recul, diriez-vous que l’intérêt qu’il vous a porté, dans le bonheur comme dans le malheur, n’a été que littéraire ? Se voyait-il en Pygmalion, vous décrivant amoureusement dans Eva et sous un jour plus sombre dans Occident et Performance ? Ce qui, si l’on pousse l’interprétation plus loin, peut conduire à se demander si vous n’avez pas été tous deux des personnages de fiction, comme vous l’écrivez : « Nos vies déformées, entre fiction et réalité ». Ou vous a-t-il réellement aimée ? Il vous disait plusieurs fois : « Il n’y aura personne entre moi et moi-même, pas même toi ».
EI : Est-ce simplement ça, qu’il a cherché chez moi ? Peut-être, je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il voulait à tout prix faire Eva. Mais s’est-il vraiment donné le temps de m’aimer ? La question restera ouverte… Il est quelqu‘un pour qui tout doit passer par l’écriture et qui s’auto-punit beaucoup. On ne s’est pas autorisé à vivre réellement. Et effectivement, on a été comme des personnages de fiction. Je me rappelle que Nelly Kapriélian m’avait demandé si, pour ma part, j’aurais envie d’écrire quelque chose un jour sur Simon. À l’époque, j’avais répondu non, je n’avais rien à dire sur cet homme.
GN : De votre côté, vous avez également pris des éléments de votre vie, depuis Innocence jusqu’à ce livre-ci, pour en faire une œuvre littéraire. Quelle est, selon vous, la différence entre votre entreprise et la sienne ? Le fait que la création passe selon vous, chez Simon, par la destruction ? Comment élaborez-vous votre propre processus créatif ?
EI : Nous n’avons pas du tout le même processus créatif ni la même manière d’écrire ou de voir les choses. J’ai vécu les faits que je raconte. Je ne fais pas d’exofiction à l’aveugle, pour l’instant cela ne m’intéresse pas. Cela se fera peut-être plus tard dans des romans mais je ne souhaite pas qu’on distingue la fiction de la non-fiction. Je ne peux pas non plus me mettre dans la posture d’un écrivain en disant : « Voilà, je vais me référer à la littérature, citer les écrivains », je ne me vois pas dans cette position. Mais nous sommes totalement différents et je suis contente de ne plus être avec lui. Je ne veux plus qu’on nous assimile, nous avons failli être complémentaires mais nous ne le sommes pas. Pour preuve, il a écrit derrière un sous-bock que j’ai trouvé dans une de mes poches : « tout ce qui rapproche sépare… ».
GN : Votre récit est ponctué de voyages, à Los Angeles, Tokyo, Marrakech… Symbole de dépaysement, d’exotisme, où tout est possible et où le rêve peut devenir réalité, le voyage est une façon, dans un premier temps, de vous préserver : « Jamais nous n’étions si pleinement ensemble qu’ailleurs ». Mais d’un autre côté, il met en évidence vos divergences et marque le terme de votre relation. Ainsi, vous écrivez à Venise : « Ce voyage est celui de la fin de notre histoire ».
EI : C’était aussi un moyen de découvrir l’autre. J’ai toujours aimé voyager, j’y ai été habituée depuis que je suis très jeune. Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais passé mon temps à cela. Mais peu à peu, je me suis rendu compte qu’il se trahissait lui-même, qu’il avait mis la barre trop haut, que c’était faux, quelque chose ne sonnait pas juste chez lui. C’est à Venise que j’ai remarqué qu’il jouait non seulement à me mentir mais aussi à me perdre, à me confondre, il aimait me voir souffrir et me le disait ouvertement. D’abord sous l’aspect de blagues auxquelles on ne croit pas et puis le tout a pris une étrange tournure. Simon, tout sauf un ami. Je pense que s’il m’avait réellement aimée, à la hauteur de ses mots, il ne m’aurait pas fait ce qu’il a fait, qui est d’une grande bassesse. Il y a des manières pour se séparer d’une femme…
GN : Un autre élément revient souvent : le vêtement. Sophistiqué, recherché, et de marque chez vous, contre les frusques, la veste militaire, l’habit négligé voire troué et sale chez Simon. Il serait chez vous comme une carapace vous protégeant de la corruption qui atteindrait Simon et qui serait visible dans la façon de s’habiller.
EI : C’est un autre élément qui me définit, ou du moins qui caractérise mes goûts. J’aime les vêtements depuis toujours aussi. Cela m’intéresse et me passionne. Pour donner un exemple, je me suis acheté une robe que portait Isabelle Huppert dans un film que j’ai vu, car je la trouve sublime. Et là, je viens tout juste de faire remonter deux robes Lanvin pour les raccourcir parce que j’aime les porter avec des vestes. C’est de la coquetterie, ça m’amuse. J’aime les vêtements, écrire sur eux, les porter, les regarder, les toucher, parfois je dors avec des robes du soir.
GN : C’est aussi un symbole fort ; ainsi, Eliane veut vous imiter en tout, elle porte vos vêtements et les déchire à la fin du livre pour montrer qu’elle a « tué le modèle ».
EI : Elle était dans un désir mimétique : elle se posait à mon bureau, portait mes vêtements, m’imitait dans ses attitudes, adorait les photos d’Irina Ionesco, se présentait pour jouer mon rôle dans le film de Valeria Bruni Tedeschi [les Amandiers, 2022]. Elle est aussi apparue dans mon film en tant que figurante. Elle a quand même couché avec mon fils, mon mari et dragué les copains, il y a une forme de volonté de se perdre dans ce délire. Et à travers la liaison qu’elle avait avec Simon, c’est aussi une liaison avec moi qu’elle voulait. Mais on a le droit, en tant qu’être humain, d’avoir des soucis d’identité. Il est toujours compliqué de se construire, de se calquer sur les pas de quelqu’un d’autre, surtout quand on est encore jeune…
GN : Un de vos points communs est la cinéphilie : vous êtes réalisatrice, lui amateur et les références à des films violents ou inquiétants (Funny Games, Rosemary’s Baby, Lolita, Orange mécanique, Moi Christiane F.…) sont nombreuses. Dans le même temps, il dévalorise vos scripts en disant qu’ils n’ont pas de valeur. Le cinéma a-t-il été une barrière entre vous ?
EI : Peut-être. La part de fantasme et d’imaginaire qu’on pouvait produire à deux n’aboutissait jamais vraiment, il préférait jouer seul, même s’il pouvait donner des gages de temps en temps, et cela était particulièrement vrai dans le cinéma : on commençait à travailler ensemble puis il laissait très vite tomber. Il me disait toujours que les scénarios n’étaient pas du travail sérieux. Mais faire des films ne diminue pas la grandeur littéraire, il ne faut pas exagérer, regardez le nombre d’écrivains qui réalisent également des films, comme Emmanuel Carrère.
GN : La question de la filiation, de la transmission est importante : primordiale évidemment pour vous, quand on connaît vos antécédents familiaux, mais aussi pour Simon qui apparaît comme très lié à ses parents. Sans parler de la descendance : votre fils que vous essayez de préserver, Simon qui est en manque de paternité et qui le jalouse. Là aussi, le poids de la famille a peut-être constitué un obstacle à votre relation ?
EI : Simon était un vrai fils pour ses parents, qu’il aimait beaucoup. Il avait du mal à partir de Paris bien longtemps et quand on voyageait plus de quinze jours, il les appelait sans cesse. Il a même consacré un livre à son père [André Liberati, écrivain et poète surréaliste], quand ce dernier a été pris d’une crise de démence.
Pendant le Covid, nous passions beaucoup de temps en famille chez lui, dans sa maison de campagne, retirés du monde. Mon fils venait avec sa copine et cette proximité, trop longue et forcée, a précipité la séparation en opérant un rapprochement entre Simon et elle ; il l’avait sous la main. Il y a en effet toujours eu comme un fossé entre nous, du fait de sa relation presque exclusive avec ses parents et de la rivalité qui a existé entre Simon et mon fils. Ce dernier, que j’ai fait apparaître sous un autre nom dans l’histoire et qui a bien sûr donné son accord pour que je parle de lui, était tiraillé entre lui, qui lui a piqué sa fiancée, et moi qui voulais le protéger.
GN : Il est, dans votre récit, une figure de l’innocence, presque angélique avec sa chevelure blonde et son détachement. Vous le comparez même à un chevalier de la Table ronde, on pourrait penser à Perceval par exemple.
EI : Oui, il est très enfantin et n’est pas agité par des idées corrompues, c’est certain. Et c’est ce qui fait son charme.
GN : Il y a une pulsion de mort dans votre relation avec Simon, entre la fascination pour le Mal et la destruction et vos pensées suicidaires. Vous parlez même de « la redondance de la mort dans vos vies », au point justement de vouloir tous les deux mourir ou disparaître. A quoi cela est-il dû ? Un excès d’amour ?
EI : C’est un homme qui a vécu à Saint-Germain-des-Prés, issu d’un milieu favorisé et bourgeois, un peu littéraire. Il n’a pas vraiment roulé sa bosse, c’est une posture faussement subversive. Il fait partie de ces gens qui veulent absolument connaître le mal pour le mal et se faire plus noirs que tous les blousons noirs. C’est une volonté artificielle de se noircir, de jouer un rôle pour être à la hauteur d’un certain type de personnages (sauvages, vainqueurs ou perdants magnifiques) qu’il admire. Du reste, il ne s’en cache pas lui-même. J’ai connu de vrais loubards et Simon n’en fait pas partie. De mon côté, je ne suis pas attirée par la noirceur. Mais je suis tout à fait prête à reconnaître que mon livre est un poison, je franchis un pas inédit pour moi. Il peut y avoir des choses sombres dans une écriture mais il ne faut pas les chercher délibérément, de mon point de vue en tout cas. Si elles doivent survenir, c’est un fait mais les provoquer équivaut à une posture artificielle. Ce fardeau est très lourd à porter, émotionnellement. Surtout quand on doit subir des provocations récurrentes sur Hitler, Polanski, Matzneff, Soral… Revenir sur ces histoires de séparation et de rabibochages, puis de nouvelles disputes, comme si j’étais prise dans un cercle vicieux et écrire dessus m’a été pénible, c’est pourquoi je me suis demandé plusieurs fois si je faisais bien de rédiger ce livre. Certains ont dit que c’était un acte de courage, je veux bien me raccrocher à ça, le livre a été très difficile car j’ai écrit sur une belle histoire qui ne finissait pas de mourir et j’ai recours d’ailleurs à une image pour la symboliser, qui est celle de cet animal mort que je trouve dans les bois et que je vois, au fil de mes promenades, pourrir de plus en plus.
GN : Simon avait prophétisé cette issue violente (comme vous le rappelez : « Ça ne pourra pas se passer autrement entre nous que dans la violence. Si ça doit se finir entre nous, ce sera très violemment »). Ne pouvait-elle en effet finir que dans la violence ? Ou bien était-ce prémédité de sa part pour pouvoir écrire Performance ?
EI : Oui, tout était prémédité. Il m’avait dit qu’il avait quelqu’un de très mauvais en lui. Il savait qu’il allait m’achever à un moment ou à un autre, il n’attendait que le moment propice, en se complaisant dans son énergie négative pour, ensuite, se lancer et ne plus reculer. Il suffit de lire ses livres pour comprendre sa perversion. Je n’ai jamais pu finir Nada Exist ni l’Hyper Justine, je trouvais qu’ils étaient trop durs, trop pervers.
GN : Vous êtes-vous posé la question de la réception du livre ? Ne craigniez-vous pas qu’il ne soit interprété que comme un règlement de comptes ?
Il y a une très faible écoute des violences faites aux femmes dans l’espace littéraire et très peu de gens ont droit à la parole.
EI : Si ce livre est difficile, c’est parce qu’il concerne un certain milieu, le milieu littéraire, voire mondain, qui peut être d’un cynisme total. Les gens se foutent complètement de ce qu’il se passe dans les coulisses. Il faudrait bien plus qu’un livre pour faire changer les mentalités, il y a une très faible écoute des violences faites aux femmes dans l’espace littéraire et très peu de gens ont droit à la parole. Cela a un peu changé dernièrement mais ce qu’il se passe est loin d’être suffisant. Je pense que s’il s’était agi d’une histoire de rupture avec un restaurateur ou que sais-je, il aurait été reçu différemment, par le milieu, j’entends. Les gens peuvent penser en effet que c’est un règlement de comptes mais le livre est plus subtil que cela. Il raconte une histoire d’amour qui se termine mal, la vie d’une femme d’aujourd’hui, le comportement qu’ont les gens dans l’intimité et en société, le machiavélisme qui peut avoir lieu au sein d’une relation, donc l’étude, à la petite échelle d’un couple, des relations délétères et dégradées entre les gens et qui ont cours aussi à plus grande échelle, celle de la société. Et quand bien même il s’agirait d’un règlement de comptes, les faits se sont déroulés tels quels, pourquoi n’en parlerait-on pas ? C’est un genre littéraire noble.
Le livre devait sortir en mai, mais il n’a été publié qu’en septembre en catimini car on craignait des poursuites. Il y a des passages qui ont été coupés car ils comportaient un risque. Et puis c’était trop. Ce livre n’est pas un condensé de ce tout, ce n’est qu’une partie du tout. Après De Sang-froid, Truman Capote avait dit qu’il voulait écrire un livre sur une séparation, mais qu’il fallait être deux fous pour qu’un tel livre existe. C’est un point de vue intéressant. Mais ici, en l’occurrence, nous sommes passés sur un tout autre terrain…
GN : Dans le dernier chapitre, bien après votre rupture, vous semblez plus apaisée : vous déambulez dans Paris, perdue dans la foule et vous vous enivrez de ce sentiment. Ecrire vous a-t-il permis de vous reconstruire ?
EI : Ecrire ces deux pages m’a pris un temps fou. Et la rédaction du livre en général m’a rendu malade. C’est quelque chose que je ne veux plus revivre. Un livre est toujours difficile à écrire mais pour celui-là, j’ai dû revivre une véritable humiliation. Alors bien sûr, à la fin, il a fallu que je relâche la pression et l’objectif des dernières pages était de mettre toute cette expérience derrière moi, de ne plus y penser et de me permettre de revivre, enfin.
GN : Attendez-vous de Simon une réponse à ce texte ?
EI : Je n’attends rien spécifiquement. Il pourrait s’excuser pour la manière dont il a traité quelqu’un qui l’aimait, en s’acharnant et en allant chercher la complicité des autres. Je souhaiterais qu’on reconnaisse que j’ai eu un certain courage pour écrire tout cela et qu’il est important d’écouter les personnes qui veulent parler des choses qu’on cache ou qu’on nie. On n’écrit pas pour que tout cela ne reste que dans les livres.
- Eva Ionesco, La Bague au doigt, Editions Robert Laffont, 2023. Propos recueillis par Guillaume Narguet.
Crédit photo : Eva Ionesco ©Astrid di Crollalanza