Le duo de photographes Pierre & Florent expose à la galerie Porte B. une belle et émouvante série, Mémoire habillée, où l’intime côtoie l’universel. Portrait en grand format de la vie qui se dévoile dans les plis.

Il faut s’engouffrer sous un porche de la rue Albert Thomas, dans le 10e arrondissement de Paris, pour déboucher sur l’élégante galerie Porte B., nichée au creux d’un jardin d’hiver. S’y expose jusqu’au 12 novembre 2023 la série Mémoire habillée de Pierre & Florent, duo de photographes qui ont fait des étoffes et des vêtements le fil conducteur d’une création originale et émouvante. Enthousiaste et volubile, Florent nous guide au fil de l’exposition, expliquant l’origine et le sens du projet, et détaillant les relations qui se sont tissées entre le duo d’artistes et les modèles saisis sur les photos. 

Tout commence en 2019, au Japon : en marge d’une commande du magazine Faux Q, Pierre & Florent réalisent un portrait de l’artiste japonaise Ai « surhabillée » pourrait-on dire. Entourée de ses futons, de ses coussins et autres vêtements, elle semble émerger d’une montagne de tissu dont elle serait l’émanation surannée, la silhouette à la fois fragile et affirmée. Seule sa tête dépasse de cet amas de vêtements. Séduits par cette photo, les deux artistes développent le projet et proposent alors à divers amis de poser « immergés » au milieu de vêtements et d’objets qu’ils choisissent eux-mêmes. Par-là, les deux photographes allient l’expérience photographique et humaine, « nous voulions proposer une expérience singulière et partager un moment spécifique avec les gens », abonde Florent. En s’élargissant, le projet se précise : une structure de métal est construite pour fournir le socle sur lequel seront accrochés habits et objets. Se développe ainsi une originale série de « portraits par le vêtement ». Sur les murs de la galerie Porte B. on croise ainsi un jeune avocat, posant dans son nouveau cabinet encore non meublé, ses robes noires à col blanc accrochées pêle-mêle avec des vestes de costumes, une paire de baskets colorées ; plus loin c’est Julien, « caseyeur breton » qui pêche homards et crevettes au large du Finistère sud, et qui pose avec bouées, filets et anoraks rouges. Une courte série en plus petits formats saisit quelques lycéens, Maël, Disha ou encore Farrah, qui posent tous dans leur lycée, avec des objets qui les racontent, à l’instar de Disha d’origine mauricienne entourée de saris multicolores et de lehengas colorés.

Des individus qui se dévoilent

À travers cette profusion de vestes, pelisses, pantalons, chèches, et blousons, c’est tout autant une société qui se raconte que des individus qui se dévoilent. « Chaque photo recèle son secret » précise Florent, car les modèles ont non seulement choisi les habits qu’ils souhaitaient voir installés sur la structure de métal, mais ils y dissimulent souvent des objets, talismans ou porte-bonheurs qui racontent en creux leur histoire et leur vie. Il en va ainsi d’Hermine qui a volontairement laissé dépasser d’une veste bleue marine une photo racornie de sa grand-mère qui, passionnée d’aviation, s’était engagée comme pilote secouriste de l’air durant la Seconde Guerre Mondiale. Cette veste bleue, transmise par son aïeule, ne l’a jamais quittée. Olivier met en scène sa passion pour la montagne et son attachement aux vallées de la région de Chamonix. C’est ainsi un mélange de drôlerie et de tendresse qui saisit le spectateur devant cette série Mémoire habillée, offrant une galerie de personnages qui se présentent de manière intime et universelle : c’est que chacun peut se retrouver dans cette mise en scène foisonnante et simple des tissus que nous portons chaque jour. Nous nous sommes tous un soir d’hiver, blottis sous un gros plaid de laine, semblable à celui que Marion fait figurer sur son portrait pris dans sa maison du sud-ouest. Ces photos pourraient fournir une version visuelle et photographique des livres de Philippe Delerm, comme des contes sensibles de la vie simple. Devant le portrait d’Armelle avec ses fleurs séchées, ses chemises colorées au lourd tissu et ses bâtons que coiffe une tête de cheval, on se prend à rêver à l’enfant qu’on était, et qui s’imaginait chevalier ou conquistador en enjambant un simple bout de bois. Les clichés de cette série exhalent comme un parfum d’enfance envolée. On se surprend même à humer l’air de la mer devant le portrait de Julien et ses bouées ; et la saveur de la tête de veau sauce gribiche, comme on en mangeait du temps des interminables repas de famille, nous revient à la bouche devant le portrait de Pierre…

Comme les petits riens de la vie, chaque photo est à la fois émouvante et singulière, universelle et particulière, constituant, peu à peu et sous cette forme empilée une montagne de souvenirs lovés dans ces étoffes et ces tissus

Comme les petits riens de la vie, chaque photo est à la fois émouvante et singulière, universelle et particulière, constituant, peu à peu et sous cette forme empilée une montagne de souvenirs lovés dans ces étoffes et ces tissus. Il faut saluer le beau travail sur le grain et la couleur ; pourtant foisonnante et multiple, la couleur est omniprésente mais jamais ostentatoire. Une unité de couleur caractérise ces photos,  les tons ocre — comme le rouge d’un toit de tuiles, ou le marron tirant au pourpre de la frondaison d’un arbre en automne — traversent cette série. Par-delà les vêtements accumulés, c’est le cadre toujours savamment choisi qui fait ressortir la beauté de ces clichés. Juchés sur leur monticule de tissu, ces hommes et ces femmes donnent le sentiment d’être comme chez eux. Subtil jeu sur la mise en scène, la structure de métal sur laquelle s’installent les modèles leur arrive au niveau des hanches, jouant ainsi le rôle du vertugadin — cette armature portée par les femmes de la noblesse à partir du XVIIe siècle, qui avait pour but de faire bouffer la robe au niveau de la taille. Jeu sur les codes et les usages des portraits tels qu’ils se pratiquaient depuis des siècles. « Ce sont en quelque sorte des portraits de cour détournés » ajoute Florent dans un sourire.

La série Mémoire habillée se clôt sur un accrochage de clichés en petit format carré, issus des portraits grands formats, mais qui se focalisent sur un détail souvent noyé dans la profusion des vêtements. On s’arrête sur ces photos avec l’envie de retourner examiner les portraits, car ils nous révèlent évidemment un détail inaperçu à première vue. Enfin, une dernière salle de la galerie donne la possibilité d’entendre la voix des modèles qui commentent et racontent leurs choix de vêtements et les histoires qui les habitent. Entendre la voix donne un relief singulier à ces photos, et c’est une sorte de jeu que de se remémorer l’image à l’écoute de sa description. Ultime manière de donner vie à ces photos qui regorgent de souvenirs et de trajectoires touchantes. On ressort de cette exposition comme réchauffé du feu de ses propres souvenirs, et l’on se prend à songer aux vêtements que l’on choisirait pour figurer sur un portrait de Mémoire habillée.

Légende des photographies

• Clément, 2019. Impression encres pigmentaires sur papier muséum natural smooth contrecollé sur Dibond. Encadrement baguette aluminium noir mat sans verre.70 x 56 cm – Edition de 5 + 1 EA
• Hermine, 2023. Impression encres pigmentaires sur papier muséum natural smooth contrecollé sur Dibond. Encadrement baguette aluminium noir mat sans verre. 140 x 107 cm – Edition de 3 + 1 EA 

Exposition Mémoire habillée, Pierre & Florent, Galerie Porte B, jusqu’au 12 novembre 2023

Crédit photo : Pierre & Florent, Hermine, Exposition Mémoire habillée, 2023