Une Société du Simulacre
Pamphlet et « manifeste poétique expérimental » (Guillaume Basquin), « chant contre politique ; chant contre pamphlet : soit la poésie allée avec l’actu-alitée la plus brûlante… » (Christelle Mercier) -ainsi décrit par ses co-éditeurs ce livre d’Anton Ljuvjine annonce une fantaisie chromatique contre une Société du Simulacre dont il faut bien, un jour, faire sauter les verrous et tomber les masques. Fantasia constitue un chant contre-politique épique d’une époque très contestable habitée par des « avachis » (dans le sens artaudien) volontaires.
Haut tenu et main tenue dans l’envergure des audacieuses Éditions Tinbad, Fantasia est, en même temps que le journal de bord révolutionnaire d’un témoin-acteur-spectateur de ce 21e siècle à « l’actu-alitée » explosive et déplorable au vu de nos tiédeurs alarmantes et avachissements d’hommes consensuels et consentants, « le chant d’une révolte métaphysique -celle de l’Esthétique » (Christelle Mercier). Un livre d’autant plus fulgurant qu’il nous explose littéralement à la figure par ses flots de soufre, mené par un narrateur dont l’auteur dit de lui-même n’être pas « un avachi des Lumières » mais « l’Enfant de la foudre ».
Transgressif, Fantasia l’est par son refus -et l’expression in vivo de ce refus- du bruit et des mensonges, attributs d’un 21e siècle de compromissions et corrompu, confronté à sa propre Apocalypse en raison de ses propres incohérences : inconséquences. À rebours, tout ce qui s’écrit sur la contemporanéité (« choc » des civilisations, laïcité, terrorisme, etc.) se trouve ici battu en brèche. Toute désillusion dépassée, le narrateur extirpe et nous tend de l’ombre elle-même « le flambeau des dernières espérances ».
« 13 novembre 2015 : la France est à genoux. Oh, elle ne prie pas, non… Elle a oublié… Des djihadistes lui font plutôt mordre la poussière de ses inconséquences. Moi, j’attends. Je prête l’oreille, puisqu’elle est absolue. J’attends et rien ne se passe. Il y a du bruit, des mensonges, tout le trémolo, les flonflons et la cocarde en farandole de lâches lodens. Après “Charlie”, rebelote de nerfs à vif. Je n’en peux plus. C’est ridicule de pucellité aveugle, meurtrière. Superstition, suivisme. Chute collective ».
« Sidérantes, obscènes, immorales sont ces levées en masse, ponctuelles et à répétition, d’un peuple éberlué, assoupli par la pommade de principes qui auraient pu être caduques, s’ils avaient seulement existé un jour. À l’unanimité on vante le mirage ; vent debout, Paris disparue ; catin du Qatar et des chinetoques ; au Louvre, c’est déjà l’invasion. Qu’importe ? L’ennemi commun resserre les mailles de leur nécrose. Ils ne le lâcheront pas. Comme un os. Fétiche fumeux et morbide, grigri de torticole… La paille dans l’œil du voisin, le Français s’en sert aujourd’hui pour siffler un Fanta au McDo. Quand il se trompe, c’est la vérité qui a tort.
Bien sûr le pouvoir est coupable, (…) qui bombarde à l’aveugle, qui sans trembler renouvelle son allégeance aux Yankees et autres merdeux sionistes, dilapidant ses deniers pour ce que l’Histoire considèrera bientôt comme l’unanimité du Mal. Mais bien davantage l’est celui qui en stimule les exactions quitte à se mettre, sur son sol, dans ses rues, ses restaurants, ses musées et ses écoles en danger permanent de mort. La cécité volontaire est un suicide. Mieux vaut se supprimer que d’adouber un simulacre.
J’écris pour sauver mes proches d’une balle qui n’aura même pas l’excuse d’être perdue. »
Anton Ljuvjine n’a pas choisi Delacroix pour l’illustration de la première de couverture de Fantasia, mais une huile sur toile du peintre impressionniste Édouard Manet : “La rue Mosnier aux drapeaux”. Une toile avait été réalisée à la même date, sur le même sujet, par un autre impressionniste, Claude Monet. Les deux tableaux représentent la Fête nationale française, celle du 14 juillet 1878. À la différence de la rue pavoisée de Monet (La rue Montorgueil), en liesse, La rue Mosnier aux drapeaux de Manet, ici choisie en première de couverture, frappe par son aspect plutôt austère et dénote une vision noire du Paris estival. La symbolique, -réception scandaleuse alors des Impressionnistes à l’Exposition universelle de 1878, les symboles de la Fête Nationale, des drapeaux, un homme estropié traversant une rue pavoisée, …- délivre aussi sa charge significative.
L’Avant-Propos de Fantasia remplit sa mission, puisqu’il en annonce pleinement « la couleur ». En l’occurrence il annonce l’Hécatombe kamikaze vers laquelle, piètres acteurs de la marche du troupeau, nous nous acheminons, aveuglément, volontairement.
Live scandaleux ?
Un livre peut-il être « inadmissible », puisque c’est ainsi qu’il s’annonce de prime abord ? Un livre peut-il être inacceptable en nos temps de Consensus généralisé, voire institué et qui, après tout, ont peut-être toujours été tels, participant de l’élan grégaire sociétal ? Ce livre est « inadmissible », prévient l’auteur (dissident ?), Anton Ljuvjine (dont le nom, avec ses deux « j », fuse comme un projectile) :
« Pour vous comme pour moi, lecteurs, ce sera le sauve-qui-peut des hécatombes tonitruantes ».
Mais les livres scandaleux ne demeurent-ils pas ceux-là même qui forment les Grands livres, inoubliés, de la Littérature ? Sauveurs d’une civilisation. (Comme l’acte radical des djihadistes entend -acceptant de mourir pour une cause à laquelle ils croient- sauver une civilisation/religion en péril ? Nous pouvons oser la comparaison ; elle se faufile en même temps dans les pages de Fantasia et défile nos certitudes de pensée, nos a priori).
Une voix quelque peu nietzschéenne se laisse entendre avec, non plus Le crépuscule des dieux, mais le Crépuscule de toutes nos idoles, dont les baudruches de (sur-)consommation et du Divertissement offrent de nous un pitoyable Spectacle. D’ailleurs, Anton Ljuvjine ne manque pas de réfléchir sur ces mascarades spectaculaires cooptées de miroir en miroir : « Puisque l’illusion est partout, le spectacle s’incarne dans l’anti-spectacle ». Sauveurs d’une civilisation, il est des livres qui assument leur vocation :
« Ce livre est la contribution de croisade d’un postulant poète que l’attente d’un soulèvement a déjà tué. A force de me chercher au fond de tous les trous noirs, j’ai transformé l’ombre d’elle-même en flambeau des dernières espérances »
et dont nous entendrons encore le Rire triomphant au-delà de leur apparents et dénigrés air de perdants*…
La cécité volontaire cogne dans l’espace du livre comme une horreur silencieuse et honteuse, contre laquelle le narrateur de Fantasia lâche ce qu’il appelle ses « hérésies » :
« Tous mes textes sont des grimaces d’ondes, échos grotesques, droits de réponse en masques inuits. L’Occident m’incite à agiter le pavillon noir, saborder toute bienséance, pousser le lecteur jusqu’à la bergerie, et là… J’ai pensé l’horreur en vertu de ses fautes proprement sataniques, pour mieux jouir ensuite de mes « hérésies ».Mais ce n’est point moi le possédé. A l’heure du patrimoine qui tapine, de la destruction du langage et de la pensée, des cadences infernales, du stress concurrentiel, de la tyrannie aliénante de l’image, du fric généré sur le dos de la misère et des crises, le Saint est celui qui se souvient. Et qui lutte. »
Contre les tiédeurs laxistes, de connivence ou timorées, le narrateur dresse son Intolérance face à de tels manquements, responsables et coupables du Chaos où tombe l’Occident, « ce corps moribond de frivolité ». « Les hommes ne me seront intolérables qu’une fois leurs yeux crevés » ; « l’époque a entraperçu les avant-gardes : elle s’est crevée les yeux. Même au plus bas, tout le monde reste à hauteur de prudence. » Et des propos et des sentences tombent par endroits comme une lance s’abattrait sur nos yeux pour que l’on accepte de voir l’intolérable, celui que l’on tait par prudence, lâcheté, opportunisme, intérêt, carriérisme, petite débine, tranquillité et grande pusillanimité.
La posture du narrateur de Fantasia est de radicalité, et la Littérature, l’Art, l’Esthétique du Désastre qu’elle induit, portent la même vocation :
« Quand un écrivain prend la plume, son destin doit impérativement se radicaliser – le monde avec lui. »
« Chaque livre devrait être un empoisonnement, une maladie qui révolutionne à jamais l’approche du vivant comme de la pourriture. » L’aristocratie esthétique des propos, au cœur du Désastre, perce ces pages de soufre éclatantes dans un geste -une Geste- brutal(e) où l’Horreur -pour l’honneur d’être soi, de pouvoir se regarder dans un miroir- a droit d’expression.
A rebours des pseudo-vérités, dans sa vie de penseur libre et libéré des simulacres, Anton Ljuvjine signe son acte bloyen de Désespéré et son triomphe est total.
Si nous lisons de coutume les textes fondateurs dans la lumière de notre contemporanéité, Anton Ljuvjine, lui, défait le lit de notre contemporanéité dans une lumière (ac-)crue des textes fondateurs.
- Fantasia (pirateries, amuse-bouches, etc.), Anton Ljuvjine, éd. Tinbad, 169 p., 16 €, juin 2017
Murielle Compère-Demarcy