« Peintre de l’ambigu » il traduit « la vie à distance » et fait surgir « le feu sous la glace ». A l’occasion de la rétrospective consacrée à Félix Vallotton au Grand Palais revenons sur cet artiste qui semble, encore et toujours, défier toutes les catégories.
Le génie artistique de Félix Vallotton ne s’est pas terni avec le temps. Au contraire on est aujourd’hui, et peut être plus que jamais, frappé par l’audace et la profonde modernité qui irradie de ses œuvres.
Pourtant sa polyvalence artistique en irrite plus d’un. Originaire de suisse, Félix Vallotton (1865-1925) a laissé à la postérité une œuvre abondante composée de 1600 peintures, 237 gravures et d’innombrables dessins. Et à ses heures perdues, l’artiste fait place à l’auteur. Vallotton échange alors le pinceau pour la plume et devient tour à tour critique d’art, essayiste et romancier.
Doté d’une sensibilité pour la ligne et d’un goût prononcé pour le décoratif, le peintre met en scène de mystérieuses représentations dans des ambiances feutrées. Afin de commenter la comédie humaine qui se déroule sous ses yeux, Vallotton démultiplie les styles et les supports. L’artiste bascule d‘une esthétique à une autre et ne cesse de surprendre le spectateur. Il retient d’Ingres la leçon du nu, d’Holbein le souci du réalisme et des Nabis la couleur.
C’est dans un cadre scénographique sobre et élégant (réalisé par Nicolas Groult et Sylvain Roca), que le Grand Palais a cherché à offrir une vision panoramique de l’œuvre gargantuesque de Félix Vallotton. Par le biais d’une approche achronique mais thématique, le visiteur est convié à s’immerger dans les méandres créatifs de l’artiste. Paysages, portraits, nature mortes parfois, nus toujours sont ainsi rassemblés autour d’ambitieux axes thématiques – comme « Idéalisme et pureté de la ligne », « Perspectives aplaties », « Un regard photographique », « La violence tragique d’une tache noire », « L’Opulence de la matière », « Mythologies modernes » etc – qui mettent en exergue la multiplicité des approches de cet « Ingres réaliste ».
Un artiste mis à l’écart
Les expositions françaises dédiées à Félix Vallotton se font rares. C’est donc avec impatience que l’exposition du Grand Palais a été attendue par le public et avec un vif enthousiasme que cette dernière a été accueillie. Et bien qu’elle ne soit pas la première exposition en France, le Musée des Beaux-Arts de Lyon a rendu hommage à l’artiste en 2001, elle est la première de cette envergure à Paris.
Soulignons qu’en comparaison de ses contemporains et amis Pierre Bonnard, Maurice Denis ou Edouard Vuillard, Félix Vallotton reste faiblement représenté dans les musées. En effet, la France conserve dans ses collections publiques cinquante-huit peintures de Vallotton et une sculpture. Toutefois, on décerne depuis les années 1980, un regain d’intérêt pour son œuvre et un redoublement d’effort dans la politique d’acquisitions de ses œuvres. En bref, on cherche aussi bien à combler les lacunes dans les collections que de diffuser l’œuvre d’un artiste encore largement méconnu du public français.
Pourtant, Vallotton n’a jamais pâti d’indifférence et compte de fervents admirateurs sur le sol français. Après 1900, date de sa naturalisation, son adoption dans le cercle d’artiste français semble par ailleurs être allée de soi. Il a été régulièrement invité à participer aux grandes expositions internationales dans la section française et compte parmi les peintres envoyés en mission sur le front en 1917.
Il semblerait donc que le mouvement de retrait si caractéristique de l’œuvre de Vallotton, cette distance que l’artiste établit entre son œuvre et le spectateur qui la contemple, soit projeté par le public français sur l’artiste lui-même. Félix Vallotton est perçu comme un étranger. Ce sentiment se cristallise d’ailleurs dans les nombreuses études consacrées à sa personne : il est le « Nabi étranger »[1], il est « singulier »[2], il est le « peintre de l’ambigu ».
Vallotton, était conscient de cet écart. Dans une lettre datant de 1898, envoyé depuis Paris, il écrit à son frère Paul, son confident et son premier marchand : « ma situation irrégulière ici devient intenable […] il est nécessaire que je la précise ; je vais donc demander ma naturalisation [….] je crois faisant cela, bien faire, car tel que je suis, je me sens trop à la merci de tout, et sans secours possible. Cela me paralyse aussi pour mes dessins et le titre d’étranger commence à devenir une gêne »[3].
En somme, les aprioris du vivant de Vallotton ne semblent pas s’être entièrement dissipés avec le temps.
A l’aube de la première guerre mondiale, qui est accompagnée d’un endurcissement des valeurs nationalistes, Vallotton fait preuve de goûts suspicieux. L’étranger en vérité, dispose selon les critiques de l’époque d’un « goût trop allemand ». Admirant des peintres comme Holbein, Lucas Cranach et Albrecht Dürer, sa vision est trop sobre et n’est pas suffisamment « latine »[4]. Cette admiration est au demeurant partagé de l’autre côté du Rhin (les plus importants mécènes de son vivant sont allemands : Julius Meier-Graefe, Harry Graf Kessler, Otto Julius Bierbaum etc) et son influence sur les artistes allemands est irrévocable (Ludwig Kirchner, Bruno Paul etc). Aujourd’hui, cet héritage se perpétue à travers de nombreuses expositions destinées à l’artiste.
En somme, les aprioris du vivant de Vallotton ne semblent pas s’être entièrement dissipés avec le temps. Ces dernières sont peut être l’unes des raisons qui expliquent la rareté des expositions vouées à Vallotton sur le sol français. La rétrospective du Grand Palais est donc un événement incontournable pour chaque amateur ou spécialiste et qui va, espérons le, contribuer à rétablir cette injustice.
- Exposition Félix Vallotton Le feu sous la glace au Grand Palais, 02 octobre 2013 – 20 janvier 2014
Jacqueline Le Razan
[1] Voir : BRACHLIANOFF Dominique (dir.), Le très singulier Vallotton, cat. exp., Musée des beaux Arts de Lyon, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2001.
[2]Ibid.
[3] Cité dans FRECHES-THORY Claire, « Le « Nabi étranger » », in BRACHLIANOFF Dominique (dir.), Le très singulier Vallotton, cat. exp., op.cit., p.36.
[4] Voir : KOELLA Rudolf (dir.), Félix Valloton, cat. Exp, Kunsthalle der Kulturstiftung München, Folkwang Museum Essen, 1995.