Au Centquatre, Chloé Dabert défend avec Le Firmament un théâtre de l’amour du texte, avec une direction d’acteur.ices au cordeau autour d’un sujet féministe et coup-de-poing. Une belle claque de virtuosité et de maîtrise, qui fait entendre au mieux la langue ciselée de Lucy Kirkwood, aux prises avec un sujet douloureux que l’on reçoit de plein fouet. Cela se passe dans le sang et le lait, là où les secrets de la vie et de la mort se rejoignent…
Dans un village anglais, quelque part au XVIe siècle. Une femme est suspectée d’avoir été complice d’un crime odieux : le meurtre d’une petite fille. Pour échapper à la corde, elle prétend être enceinte. Un tribunal de douze femmes est alors convoqué pour attester de la véracité de la chose, et disculper ainsi la prétendue coupable en la condamnant « uniquement » à l’exil… Dans cette pièce écrite en 2020, Lucy Kirkwood, dans la grande tradition britannique ouverte par Caryl Churchill, convoque un sujet historique dans une langue moderne, nerveuse et sans archaïsme, qui fait résonner cet épisode avec des questions contemporaines : la place des femmes, le corps féminin, la sororité, la maltraitance, et une certaine idée de la justice.
Douze femmes en colère
Tous les âges de la vie des femmes sont représentés sur une scène qui navigue du terrain de bataille à l’espace de parole.
Elles sont douze femmes d’origines diverses, bourgeoises ou paysannes. Parmi elles, une sage-femme, qui les connaît toutes intimement : elle a soigné les règles douloureuses des unes (les « lunes »), fait accoucher les autres, essuyé leurs larmes et entendu leurs confessions, sans jugement. On pourrait croire à un Douze hommes en colère au féminin, mais Lucy Kirkwood a voulu éviter le côté « col-blanc » de l’homme parfait qui retourne toute l’assistance : ici, nous sommes chez les femmes, elles s’inquiètent de leurs travaux domestiques, de leurs poireaux qu’il faut ramasser avant le soir, ou encore de leur légitimité… Et la sage-femme Lizzie (sublime Bénédicte Cerutti), qui pourrait occuper le rôle de Henry Fonda, est renvoyée plusieurs fois à sa condition : elle a les mains sales, une lessive qui l’attend, et les femmes la respectent autant qu’elles s’en méfient d’en savoir tant sur leurs maux secrets.
Le sujet offre une grande possibilité de digression et d’exploration de ce grand mystère féminin de la maternité : les femmes étant réunies pour déterminer si la suspecte est enceinte, le débat dévie très rapidement sur les expériences personnelles de chacune. Car les jurées sont aussi d’âges différents : de la jeune mariée enceinte de son premier enfant à la vieille femme brusque rompue à ces histoires, en passant par la tout juste ménopausée victime de bouffées de chaleur et celle qui confie douloureusement sa stérilité, tous les âges de la vie des femmes sont représentés sur une scène qui navigue du terrain de bataille à l’espace de parole. On devine aussi que les occasions sont rares pour que ces femmes se parlent enfin, se parlent vraiment, hors de tout tabou… On en oublierait presque le greffier, tenu au silence absolu jusqu’au verdict, et à qui les femmes infligent joyeusement le récit de leurs menstrues et accouchements difficiles. « Tu ne donnes pas ton avis, on donne notre avis », lui martèle Lizzie dès qu’il tente d’intervenir. Pour une fois, la parole est du côté des femmes, et elles comptent bien en profiter. Ce huis-clos, si théâtral, dessine l’espace de possibilité politique d’un dialogue qui pourrait résoudre bien des problèmes, dès qu’on commence à partager les expériences… Mais les hommes ne sont pas loin, et dès qu’un médecin mâle se présente, avec sa chemise blanche et ses outils en métal froid, on lui laisse la place – au grand dam de Lizzie.
Le luxe de la parole
La parole est un luxe volé au carcan domestique.
La seconde partie de la pièce, plus sombre, ne nous laisse guère d’espoir sur le sort de la prisonnière et aussi des autres femmes. L’espace fragile du huis-clos est régulièrement rompu par l’ouverture des fenêtres : on entend alors le grondement de la foule amassée, qui réclame sa part de mort (soulignons d’ailleurs la belle création sonore de Lucas Lelièvre, à la métrique inéluctable). Ce rappel constant à la violence du dehors nous fait sentir l’absolue nécessité de ce qui se trame dans cette pièce, et aussi son extrême fragilité. Ce monde de pouvoir au jugement rapide n’a pas accès à la subtilité du débat auquel nous sommes convié.es, et s’inquiète bien plus du passage imminent de la comète de Halley – comme le dit l’une des femmes : « comment se fait-il que l’on connaisse mieux un événement du cosmos que le corps d’une femme ? » (A cette réplique, quelqu’un dans le public a applaudi.) Dans cette pièce au sol et aux murs blancs, dans l’esthétique si nette et pure du scénographe Pierre Nouvel, une autre histoire pourrait s’écrire. Mais leur on laissera-t-on le temps ? Il faudrait revenir, recommencer le débat, avancer. La parole est un luxe volé au carcan domestique. L’une des femmes peine à partir une fois le verdict rendu : « c’était bien de ne pas être à la maison toute la journée… » Car il a fallu, pour toutes, interrompre leurs tâches quotidiennes pour cette activité exceptionnelle, loin de leurs maris et de leurs enfants, indépendantes enfin ; il a fallu laisser le fer à repasser, la poule à plumer ou le linge à étendre pour devenir une assemblée. Chloé Dabert nous le montre bien, en interrompant dans une séquence filmée chaque femme en plein travail, dans une esthétique de tableaux en clair-obscur – un peu comme si on avait forcé la Laitière de Vermeer ou la Repasseuse de Degas à descendre de leurs cadres pour se mettre à parler.
Il a fallu laisser le fer à repasser, la poule à plumer ou le linge à étendre pour devenir une assemblée.
Et la parole s’échappe avec urgence des bouches, dans un débit nerveux et serré, avec un effet de ping-pong stimulant sur ce réjouissant plateau si peuplé, si vivant. Bientôt, les bouches seront à nouveau réduites au silence et les corps soumis au travail, qui érode les volontés et les insoumissions. On se sent pressé par le temps, tenu par la tension des corps et le rythme des échanges qui ne se relâche pas pendant les trois heures de spectacle. Et si la conclusion en est douloureuse, on repart avec l’envie de continuer la lutte, férocement.
- Le Firmament, de Lucy Kirkwood, mise en scène de Chloé Dabert, au Centquatre jusqu’au 8 octobre, puis à la Comédie de Reims du 14 au 20 octobre, et au Théâtre Gérard-Philippe (Saint-Denis, 93) du 9 au 19 novembre 2022
Crédit photo : (c) Victor Tonelli