Dans le cadre de notre partenariat avec le festival Effractions, nous sommes partis à la rencontre de Justine Augier, qui dans Personne morale, explore le travail de plusieurs juristes, des femmes, qui ont mis en cause le cimentier Lafarge, accusé d’avoir maintenu l’activité de son usine de Jalabiya jusqu’en septembre 2014, alors que la Syrie était en guerre, versant des millions de dollars à des groupes djihadistes, dont Daech. 

Sébastien Reynaud : Vous faites le récit de l’histoire du groupe Lafarge et de la procédure judiciaire en cours autour des actions d’une de ses usines en Syrie. Est-ce que vous pourriez revenir sur les principaux épisodes de ce scandale ?

Justine Augier : La multinationale Lafarge a ouvert une usine en Syrie en 2010 qui lui a coûté un investissement très important, des centaines de millions de dollars. En 2011, la révolution syrienne a lieu, est écrasée par le régime et une guerre civile se développe. Le régime perd très vite le contrôle de la zone où se trouve l’usine, dans le Nord syrien, et plusieurs groupes armés se battent. Les forces islamistes deviennent de plus en plus puissantes, parmi lesquelles Daesh. Pour continuer à produire et à vendre du ciment, à rentabiliser leur investissement, les dirigeants de Lafarge ont financé ces groupes. Ils ont ainsi pu continuer à faire entrer des matières premières, circuler leur ciment et tenter d’assurer la sécurité de leurs salariés. La plainte déposée contre la multinationale et ses dirigeants mettaient en avant ces infractions : « financement d’entreprise terroriste », « complicité de crimes contre l’humanité » et « mise en danger de la vie d’autrui ». Ce dernier aspect est très important parce que les salariés syriens ont été forcés de continuer à venir travailler pendant des années, alors que les expatriés avaient été mis à l’abri : ils se retrouvaient sur des routes très dangereuses, ils ont été kidnappés, se sont fait tirer dessus, leur sécurité n’a pas du tout été assurée. L’usine a été capturée par Daesh en septembre 2014. Toute cette affaire constitue l’un des deux fils narratifs du livre, qui s’intéresse aussi et surtout au travail mené par des femmes juristes pour traîner Lafarge en justice et s’assurer qu’il n’y ait pas d’impunité dans cette affaire.

Sébastien Reynaud: L’une des forces de votre ouvrage c’est votre capacité à entrer dans la densité psychologique de vos personnages. Est-ce que vous pourriez revenir sur ce personnage de Lafont ? Comment est-ce que vous le travaillez dans votre enquête et dans votre récit ?

Justine Augier : C’est vrai que pour les dirigeants, la manière dont ils ont pensé, dont ils se sont comportés, c’était une question difficile parce que je ne les ai pas rencontrés. J’ai rencontré d’autres acteurs de l’affaire, notamment des salariés syriens et les femmes juristes. Certains d’entre eux sont des personnalités publiques, ont donné des interviews, comme le PDG Bruno Lafont, qui a même écrit des ouvrages. Et puis, il y a leurs témoignages auprès des policiers qui ont enquêté et de l’institution judiciaire. Je pense que cette matière a été la clé. C’est leur voix, leur langue, qui est extrêmement singulière et très abstraite, cette langue de l’entreprise, qu’on connaît assez bien parce qu’elle habite d’autres champs. Je crois que je suis vraiment partie de là, en tentant de repérer des singularités chez chacun et de de tenter de comprendre comment ils sont allés si loin.

Sébastien Reynaud: Effectivement, face à cet homme et cette entreprise, il y a cette association qui va lutter pour qu’un procès se tienne. Vous revenez également sur leur détermination, est-ce que vous pouvez nous la présenter et nous dire comment vous expliquez cette détermination si forte à s’opposer au groupe Lafarge ?

Justine Augier : En fait, ce sont des juristes qui travaillent pour des organisations qui luttent contre les crimes commis par les grands acteurs économiques. Ce qu’il faut savoir, c’est que ces grands acteurs ne sont pas comme les autres acteurs face à la loi. Ces grandes multinationales ne sont pas tenues pour responsables de ce qu’elles font partout dans le monde, on leur a même donné le droit de se fixer elles-mêmes leurs principes d’action, leurs propres règles. Elles peuvent aussi vérifier elles-mêmes si elles sont bien en accord avec les règles qu’elles se sont elles-mêmes fixées. Il y a un vide juridique qui est très préoccupant, que ces juristes ont identifié et contre lequel elles se battent. 

Toute l’idée, c’est de trouver des cas emblématiques -comme celui de l’affaire Lafarge- pour que la justice se saisisse de ces crimes qui sont commis loin pour établir une responsabilité qui soit, peu à peu, reconnue de manière systématique. D’un autre côté, ces juristes essayent de permettre à certaines personnes, (dans ce cas, les salariés ...