L’écume des jours, 1947
Dès le début de la rue, la foule se bousculait pour accéder à la salle où Jean-Sol donnait sa conférence. Les gens utilisaient les ruses les plus variées pour déjouer la surveillance du cordon sanitaire chargé d’examiner la validité des cartes d’invitation, car on en avait mis en circulation de fausses par dizaines de milliers. Certains arrivaient en corbillard et les gendarmes plongeaient une longue pique d’acier dans le cercueil, les clouant au chêne pour l’éternité, ce qui évitait de les en sortir pour l’inhumation et ne causait de tort qu’aux vrais morts éventuels dont le linceul se trouvait bousillé.D’autres se faisaient parachuter par avion spécial (et l’on se battait aussi au Bourget pour monter en avion). Une équipe de pompiers prenaient ceux-là pour cible et, au moyen de lances d’incendie, les déviaient vers la scène où ils se noyaient misérablement.
D’autres, enfin, tentaient d’arriver par les égouts. On les repoussait à grands coups de souliers ferrés sur les jointures au moment où ils s’agrippaient au rebord pour se rétablir et sortir, et les rats se chargeaient du reste. Mais rien ne décourageait ces passionnés. Ce n’étaient pas les mêmes, il faut l’avouer, qui se noyaient et qui persévéraient dans leurs tentatives, et la rumeur montait vers le zénith, se répercutant sur les nuages en un roulement caverneux.
Seuls les purs, les au courant, les intimes, avaient de vraies cartes, très facilement reconnaissables des fausses, et, pour cette raison, passaient sans encombre par une allée étroite, ménagée au ras des maisons et gardée, tous les cinquante centimètres, par un agent secret, déguisé en servo-frein. Ils étaient, néanmoins, en fort grand nombre, et la salle, déjà pleine, continuait d’accueillir, de seconde en minute, de nouveaux arrivants.
– Extrait choisi par Pierre Poligone –
L’Automne à Pékin, 1947
Amadis Dudu suivait sans conviction la ruelle étroite qui constituait le plus long des raccourcis permettant d’atteindre l’arrêt de l’autobus 975. Tous les jours, il devait donner trois tickets et demi, car il descendait en marche avant sa station, et il tâta sa poche de gilet pour voir s’il lui en restait. Oui. Il vit un oiseau, penché sur un tas d’ordures, qui donnait du bec dans trois boîtes de conserves vides et réussissait à jouer le début des Bateliers de la Volga ; et il s’arrêta, mais l’oiseau fit une fausse note et s’envola, furieux, grommelant, entre ses demi-becs, des sales mots en oiseau. Amadis Dudu reprit sa route en chantant la suite ; mais il fit aussi une fausse note et se mit à jurer. Il y avait du soleil, pas beaucoup, mais juste devant lui, et le bout de la ruelle luisait doucement, car le pavé était gras ; il ne pouvait pas le voir parce qu’elle tournait deux fois, à droite, puis à gauche. Des femmes aux gros désirs mous apparaissaient sur le pas des portes, leur peignoir ouvert sur un grand manque de vertu, et vidaient leur poubelle devant elles ; puis, elles tapèrent toutes ensemble sur le fond des boîtes à ordures, en faisant des roulements, et comme d’habitude, Amadis se mit à marcher au pas.C’est pour cela qu’il préférait passer par la ruelle. Ça lui rappelait le temps de son service militaire avec les Amerlauds, quand on bouffait du pineute beutteure dans des boîtes en fer-blanc, comme celles de l’oiseau mais plus grandes. Les ordures tombaient en faisant des nuages de poussière ; il aimait ça parce que cela rendait le soleil visible. D’après l’ombre de la lanterne rouge du grand six, où vivaient des agents de police camouflés (c’était en réalité un commissariat ; et, pour dérouter les soupçons, le bordel voisin portait une lanterne bleue), il s’approchait, environ, de huit heures vingt-neuf. Il lui restait une minute pour atteindre l’arrêt ; ça représentait exactement soixante pas d’une seconde, mais Amadis en faisait cinq toutes les quatre secondes et le calcul trop compliqué se dissolvait dans sa tête ; il fut, normalement, par la suite, expulsé par ses urines, en faisant toc sur la porcelaine. Mais longtemps après.
Devant l’arrêt du 975, il y avait déjà cinq personnes et elles montèrent toutes dans le premier 975 qui vint à passer, mais le contrôleur refusa l’entrée à Dudu. Bien que celui-ci lui tendît un bout de papier dont la simple considération prouvait qu’il était bien le sixième, l’autobus ne pouvait disposer que de cinq places et le lui fit voir en pétant quatre fois pour démarrer. Il fila doucement et son arrière traînait par terre, allumant des gerbes d’étincelles aux bosses rondes des pavés ; certains conducteurs y collaient des pierres à briquet pour que ce soit plus joli (c’étaient toujours les conducteurs de l’autobus qui venait derrière).
Un second 975 s’arrêta sous le nez d’Amadis. Il était très chargé et soufflait vert. Il en descendit une grosse femme et une pioche à gâteau portée par un petit monsieur presque mort. Amadis Dudu s’agrippa à la barre verticale et tendit son ticket, mais le receveur lui tapa sur les doigts avec sa pince à cartes.
– Lâchez ça ! dit-il.
– Mais il est descendu trois personnes ! protesta Amadis.
– Ils étaient en surcharge, dit l’employé d’un ton confidentiel, et il cligna de l’œil avec une mimique dégoûtante.
– Ce n’est pas vrai ! protesta Amadis.
– Si, dit l’employé, et il sauta très haut pour atteindre le cordon, auquel il se tint pour faire un demi-rétablissement et montrer son derrière à Amadis. Le conducteur démarra car il avait senti la traction de la ficelle rose attachée à son oreille.
Amadis regarda sa montre et fit « Bouh ! » pour que l’aiguille recule, mais seule l’aiguille des secondes se mit à tourner à l’envers ; les autres continuèrent dans le même sens et cela ne changeait rien. Il était debout au milieu de la rue et regardait disparaître le 975, lorsqu’un troisième arriva, et son pare-chocs l’atteignit juste sur les fesses. Il tomba et le conducteur avança pour se mettre juste au-dessus de lui et ouvrit le robinet d’eau chaude qui se mit à arroser le cou d’Amadis. Pendant ce temps-là, les deux personnes qui tenaient les numéros suivants montèrent, et lorsqu’il se releva, le 975 filait devant lui. Il avait le cou tout rouge et se sentait très en colère ; il serait sûrement en retard. Il arriva, pendant ce temps, quatre autres personnes qui prirent des numéros en appuyant sur le levier. La cinquième, un gros jeune homme, reçut, en plus, le petit jet de parfum que la compagnie offrait en prime toutes les cent personnes ; il s’en fut droit devant lui en hurlant, car c’était de l’alcool presque pur, et, dans l’œil, cela fait très mal. Un 975 qui passait dans l’autre sens l’écrasa complaisamment pour mettre fin à ses souffrances, et l’on vit qu’il venait de manger des fraises.
– Extrait choisi par Guillaume Narguet –
L’herbe rouge, 1950
Lazuli respirait plus fort. Fasciné, il suivait les gestes de Folavril. Elle avait des lèvres juteuses et écarlates comme l’ombre à l’intérieur d’une fleur chaude.
Maintenant, elle roulait jusqu’à la cheville un bas aux mailles impalpables, qui se densifia en petit flocon gris. Un second flocon le suivit et tous deux rejoignirent les souliers.
Les oncles des pieds de Folavril étaient laqués de nacre bleue.
Elle portait une robe de soie boutonnée sur le côté de l’épaule au mollet. Elle commença par l’épaule et dégagea deux boutons. Puis elle revint à l’autre extrémité, libérant trois attaches – une en haut, une en bas, deux de chaque côté. Il en restait une seule, à la ceinture. Les pans de la robe retombaient des deux côtés de ses genoux polis, et à l’endroit de ses jambes où tombait le soleil, on voyait trembler un duvet doré.
Un double triangle de dentelle noire s’accrocha à la lampe de chevet, et il n’y avait plus que le dernier bouton à défaire car le léger vêtement mousseux que Folavril portait encore au terme de son ventre plat faisait partie intégrante de sa personne.
Le sourire de Folavril attira soudain tout le soleil de la chambre. Fasciné, Lazuli s’approcha, les bras ballants, incertain. A ce moment, Folavril se dégagea complètement de sa robe et, comme épuisée, resta immobile les bras en croix. Pendant le temps que Lazuli mit à se déshabiller, elle ne fit pas un mouvement, mais ses seins durs, épanouis par leur position de repos, érigeaient inexorablement leur pointe rose.
– Extrait choisi par Alexandre Salcède –
L’arrache-coeur, 1953
Un vol de maliettes qui partaient sans doute vers le sud lui fit lever les yeux, à cause de ses oreilles. Curieuse, cette habitude de chanter en accords… […] Maliettes, maliettes, que n’approfondit-on pas vos moeurs! Mais las, qui jamais en prit une, maliettes couleur de suie, au poitrail rouge, à l’oeil de lune, aux cris légers de petites souris. Maliettes qui mourez dès qu’on pose sur vos plumes impalpables le doigt le plus léger, qui mourez pour la moindre cause, lorsqu’on vous regarde trop longtemps, lorsqu’on rit en vous regardant, lorsqu’on vous tourne le dos, lorsqu’on enlève son chapeau, lorsque la nuit se fait attendre, lorsque le soir tombe trop tôt. Maliettes subtiles et tendres dont le coeur occupe, à l’intérieur, toute la place où les autres bêtes logent les organes banals.– Extrait choisi par Ariane Issartel –
Cent sonnets, 1997 (écrit entre 1940 et 1944)
A vous, messers les prouficteurs de guerreLes mercantis, les villains traffiquans
Les fabricans de gasteaux à la terre
Voleurs, pillards, tous effrontez croquans,
J’aymerais voir au col de lourds carcans
Craignez qu’un jour le peuple vous punisse
Allez, feignez des regrets convaincans !
Et, priant Dieu que la guerre finisse,
Priez Satan que dure cent cinq ans
Grasse truande aux tres-laydes manières
Qui remplacez par des bijoux clinquans
Le bel esprict des dames de naguère,
Vous connaistrez des piques les piquans
Recouvrez-les, ces corps lourds et choquans
De laine fine et de doulce pelisse
Impregnez-les de parfums suffocans
Mais priant Dieu que la guerre finisse
Priez Satan que dure cent cinq ans.
Mourez de faim, nos enfans et nos meres
Roulez sur l’or taverniers fabriquans
De tord-boyaux à cinq louis le verre
Tombez, blessez, infirmes claudicans
Tombez, toujours, nul emploi n’est vacant
Pour l’innocent que dégouste le vice
Et vous, volez, volez en vous moquant
Mais, priant Dieu que la guerre finisse
Priez Satan que dure cent cinq ans.
– Extrait choisi par Hélène Pierson –