Fragmentée s’impose d’emblée comme un recueil où la chair et le verbe se confondent. La couverture  deux masses en train de s’effriter dans l’air  annonce cette tension centrale : la décomposition y devient non pas effondrement, mais source d’une recomposition vitale. Dès le seuil du livre, l’autrice évoque une « exploration des flux qui nous irriguent et nous relient », posant d’emblée l’enjeu : celui d’un langage conçu comme organe, d’une écriture qui saigne et respire. La « ligne rouge » qui « fait tenir ensemble les lettres pour former les mots » est alors la figure structurante de cette langue-corps, où la syntaxe est une circulation sanguine. Le premier poème proclame cette naissance immédiate : « les poèmes sont des organes comme les autres/ ils pulsent/ respirent/ jaillissent dans les tunnels de chairs comme des génies qui sortent de leur lampe ». 

Dans Fragmentée, la langue est l’organe même par lequel le vivant se manifeste. Le recueil pose d’emblée cette équation fondatrice : « la langue est un organe et le recueil est un corps ».

La parole est donc une pulsation interne, un souffle qui remonte des profondeurs pour irriguer la page. Cette conception rejoint en un sens celle de Deleuze et Guattari : le corps sans organes est un champ d’intensités mouvantes, sans centre, sans contours stables. Chez Amanda Brizzi alors, pour redonner vie au corps par ce nouvel organe transplanté, les poèmes vivent, « pulsent », ils « respirent », animés d’une énergie souterraine qui traverse la matière : le langage déploie sa propre anatomie dans l’espace du monde. Le verbe même, dans Fragmentée, propulse la matière du vivant. Écrire revient à faire surgir ce flux, à exposer cette poussée interne, cette nécessité d’exister par éruptions intermittentes, tout comme le langage est une substance organique, pulsant sous la peau et crachant sur la page, dans un mouvement aussi vital que violent.

Dans cet univers, le mot s’arrache au corps comme une excroissance ou une blessure. Il vient s’installer au plus profond de soi, force vitale et meurtrière mêlées, là où règne le corps comme empire de sensations et de renaissances. 

En somme, Amanda Brizzi donne au langage un poids physiologique, mais aussi une vulnérabilité : la chair du mot se froisse comme cicatrice et la langue est blessure autant que lien. Brizzi fait du verbe une force d’auto-engendrement, une tentative de survie dans un monde disloqué qui pousse parfois l’être à se fragmenter. 

“Le langage est une substance organique, pulsant sous la peau et crachant sur la page, dans un mouvement aussi vital que violent.”

Fragmenter pour exister

La fragmentation dans Fragmentée est la condition même de l’existence. Le recueil le clame : « toutes les ensembles sont composés de morceaux et tous les morceaux sont des ensembles composés de morceaux » (intérieur). Il n’y a pas d’unité originelle ; seulement des agencements éphémères, des constellations mouvantes. Le fragment circule, glisse, traverse : « un morceau qui circule entre deux pôles parfois à l’horizontale, d’autres fois à la verticale » (intérieur).

Brizzi déploie une poétique du flux : l’identité n’est jamais figée. Sang, chair et lettres s’y métamorphosent sans cesse : « il y a toujours du sang / du sang et de la chair et c’est toujours quelque chose qui s’y enfonce et qui transforme les choses en d’autres choses qui se définissent et s’indéfinissent sans cesse ». Il y a ici une logique d’auto-mutation du sujet brizzien en crise, pris dans des lieux de sédimentations et de fuites. La fragmentation devient ainsi moteur d’une vitalité plus vaste que l’individu, traversant l’être dans son lien aux autres et au monde.

“Le texte se veut laboratoire poétique ...