Zone Critique revient sur François Mauriac, écrivain unanimement reconnu par la critique de son temps avant de se voir déboulonner par Sartre. Aujourd’hui, la postérité ne lui rend guère hommage. Jugé moralisateur et rétrograde, on délaisse ses ouvrages. Pourtant, une jeune lectrice nous incite à nous replonger dans les gouffres de cet écrivain pluriel. Explorateur ambigu de la perversion humaine, ses romans sont la trace de nos angoisses. Peut-on encore lire François Mauriac ?
« Luc Pontdebois, le grand écrivain, […] c’était un homme plutôt chétif, pas très bien bâti, qui portait une grosse tête avec des yeux vifs et un grand nez mou. Romancier catholique, toute son œuvre reflétait un dieu vétilleur et un peu éteint, n’ayant point de racines en ce bas monde. » Travelingue, 1941
Au hasard, j’avais emporté Travelingue de Marcel Aymé sur mon trajet de métro quotidien. Quelle erreur… ! Je bondis sur mon siège, me crispe et m’insurge, une attaque ad hominem ! Je reconnais dans cette caricature grossière l’intellectuel bordelais chéri, François Mauriac. Faut-il que je le confesse : une simple photographie de l’auteur de Thérèse Desqueyroux éveille en mon cœur un trop-plein irrépressible de sympathie.
Malheureusement, il semble que je demeure, résolument, incomprise. Les lecteurs ennuyés, assommés ou n’ayant jamais entendu parler de François Mauriac ont très tôt fait taire ma vive affection. Force m’a été de constater – à tort – que son nom est frappé d’oubli, démodé ou synonyme d’ennui mortel. Catholique, bourgeois, suranné… voilà l’épitaphe qui a plongé notre auteur dans les limbes et empoussiéré ses volumes.
Pourtant, né en 1885, à Bordeaux, François Mauriac s’est éteint en 1970 après une brillante carrière littéraire et politique. En effet, dès 1910, Maurice Barrès salue Les Mains jointes, recueil de poésie publié à compte d’auteur un an plus tôt ; s’en suivent douze ans de tâtonnements au terme desquels François Mauriac parvient à intégrer l’équipe de la prestigieuse N.R.F. par la publication, sous forme de feuilletons, du Fleuve de feu. Ayant quitté Bordeaux après sa licence de lettres, et fréquentant les salons littéraires de Paris, il se voit décerner le Prix du roman de l’Académie française pour Le Désert de l’amour en 1925. Coopté en 1933, il devient académicien. Enfin, après la Seconde Guerre mondiale, en 1952, il est gratifié du Prix Nobel de littérature.
«Mon rôle de romancier catholique est de jeter des torches dans nos abîmes ».
Écrivain consacré par ses pairs, il s’essaye à la poésie, au roman, au théâtre et se reconvertit en journaliste politique au milieu des années 1930. Contre toute attente, l’intellectuel catholique prend le parti de l’Éthiopie en 1933, dénonce le régime franquiste, et s’oppose à la candidature de Charles Maurras à l’Académie française en 1938. Par ailleurs, il est le seul académicien à entrer dans la résistance intellectuelle; enfin, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il se tient aux côtés du Général de Gaulle et tâche de tempérer l’épuration – notamment dans le milieu littéraire.
Les monstres catholiques
Issu de la bourgeoisie provinciale, élevé par une mère dévote, François Mauriac a évolué dans une atmosphère imprégnée de catholicisme – qui, de même que les lieux de son enfance, fonde l’univers de ses œuvres romanesques. Sans doute doit-on chercher l’origine du désintérêt des lecteurs contemporains dans l’étiquette peu accrocheuse de « romancier catholique ». En effet, le roman catholique est progressivement tombé en disgrâce après la Seconde Guerre mondiale – Vatican II et l’explosion de 1968 ont parachevé l’évanouissement de son lectorat en France. Ce sous-genre du roman se concentre thématiquement autour de la famille, du couple, de la place des catholiques dans la société française, de la foi et de la grâce. Mais, gardons-nous de tout faux-sens, les connotations sont trompeuses : « roman catholique » ne signifie nullement personnages exemplaires, leçons édifiantes ou ton sentencieux.
« On me disait : – Peignez des personnages vertueux ! Mais je rate presque toujours mes personnages vertueux.» François Mauriac, Le Romancier et ses personnages, 1927
Détrompons vite le lecteur qui supposerait inactuels les romans de François Mauriac, et volons au secours des créatures romanesques qui méritent d’être tiréesde l’oubli dédaigneux où elles sont tombées.
« J’écrivais un jour, à la grande indignation de certains : “C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature.” La vôtre est excellente, cher Mauriac. » André Gide, N.R.F, 1928
Sous mes airs innocents, je ne le cacherai pas, je prends un farouche et malin plaisir à me glisser dans la peau du « monstre » ; à être dans Genitrix l’hostile belle-mère qui écoute, radieuse derrière la porte, le dernier râle de sa bru moribonde ; ou encore, dans Le Nœud de vipères, le père haineux. Certes, il m’a fallu passer le seuil pompeux et allégorique du titre des romans mauriaciens – Le Baiser au lépreux, Le Désert de l’amour, Les Anges noirs – mais la formule qu’adresse André Gide à Mauriac se vérifie enfin : « Votre grand art est de faire de vos lecteurs des complices » ; me voilà de plain-pied dans la conscience de l’empoisonneuse, Thérèse Desqueyroux.
Une cohorte de figures insatisfaites
Lecteur de Pascal, François Mauriac cherche à peindre la misère de l’homme sans Dieu ; pour ce faire, il réactive sans cesse les mêmes figures insatisfaites, errantes hors d’haleine et pleines d’amertume : par exemple, dans Le Désert de l’amour, Raymond Courrèges, séducteur féroce, ne brûle que de reconquérir la première femme qui l’a mortellement blessé, et souffre de cette « intolérable certitude qu’il ne posséderait jamais Maria Cross et mourrait sans l’avoir possédée ». Ces héros dévoyés, insatisfaits – des « malades », des « fous », des « monstres » selon Mauriac – sont-ils à même de ramener le lecteur à la foi ? La négative s’impose : nulle meurtrière n’a été plus fascinante que Thérèse Desqueyroux, une « Phèdre en filigrane ». Rappelons que dans son article véhément, en 1939, Jean-Paul Sartre reconnaissait dans la prose de La Fin de la nuit les stances solennelles de Rotrou, la construction en cinq actes d’une tragédie. En effet, Racine imprègne toute l’œuvre de Mauriac et la tragédie apparaît être la matrice de ces romans courts – d’ailleurs, l’écrivain bordelais rechigne au roman-fleuve. Enfin, il n’a de cesse de peindre le désir d’absolu, l’hybris tragique par une amplification démesurée : « L’art du romancier est une loupe, une lentille assez puissante pour grossir cet énervement, pour en faire un monstre, pour en nourrir la rage du père de famille dans Le Nœud de vipères. D’un mouvement d’humeur, la puissance d’amplification du romancier tire une passion furieuse. » Contre toute attente, François Mauriac choisit de représenter les âmes pécheresses sous des traits sublimes au moyen des ressorts de la tragédie. Curieuse peinture exaltée des vices : l’écrivain catholique dote ses monstres d’un charme dangereux.
L’écrivain catholique propose une curieuse peinture exaltée des vices et dote ses monstres d’un charme dangereux.
Jardin des supplices, complicité du lecteur, immersion dans l’abject, personnages démesurés : le roman catholique mauriacien détrompe les présupposés vertueux et édifiants qu’on projette aujourd’hui, à mon sens, sur la production romanesque de l’écrivain bordelais.
Fixer la complexité des êtres vivants
« Pourquoi Thérèse Desqueyroux a-t-elle voulu empoisonner son mari ? Ce point d’interrogation a beaucoup fait pour retenir au milieu de nous son ombre douloureuse. » François Mauriac, Le Romancier et ses personnages, 1927
Les détracteurs de mes romans favoris se figureront également que Mauriac est dépassé, que sa prose est conforme au roman psychologique français de la fin du XIXe siècle, sans nulle innovation – qui plus est avec un narrateur docte comme celui de Paul Bourget dans Le Disciple. Je répondrai alors que Thérèse Desqueyroux n’a plus rien de commun avec Thérèse Raquin, son modèle zolien : le mystère demeure sur ses intentions criminelles. Comme François Mauriac l’affirme en 1923, « [sa] génération de romanciers est la première qui ne soit pas née sous le signe de Balzac : elle écrit sous le signe de Proust et de Freud ». Lecteur de Dostoïevski, l’auteur de Plongées ambitionne de conjuguer la tradition du roman français aux nouveautés des grands maîtres étrangers du roman. Il s’agit désormais de représenter « les puissances les plus obscures, les plus troubles bouillonnements », « de laisser à nos héros l’illogisme, l’indétermination, la complexité des êtres vivants », une grammaire intérieure toute inspirée de la percée de la psychanalyse. Pour ce faire, formellement, François Mauriac recourt à une rhétorique de l’opacité, il estompe l’intentionnalité, multiplie les points de vue et les ellipses ; ainsi Thérèse Desqueyroux s’écrie-t-elle lorsqu’on la somme d’expliquer l’empoisonnement de son mari: « Comment font-ils, tous ceux qui connaissent leurs crimes ? »
Thérèse Desqueyroux n’a plus rien de commun avec Thérèse Raquin, son modèle zolien : le mystère demeure sur ses intentions criminelles.
En conséquence, ce flou volontairement disséminé donne à voir des personnages inachevés. Ils échappent au cadre et en gagnent plus de vie ; bref, ces figures demeurent des énigmes une fois le livre refermé. Dès lors, François Mauriac considère qu’il a rempli sa mission d’écrivain, ses personnages parviennent « à troubler [la] quiétude [des hommes], ils les réveillent, et ce n’est déjà pas si mal », ils peuvent « flotter un instant dans les salons de province, autour de la lampe où une jeune femme s’attarde à lire ».
Si François Mauriac est désigné généralement comme « romancier catholique », ce n’est nullement, comme on pourrait le croire, pour la vertu de ses personnages, l’excellente moralité de ses intrigues ou les claires leçons et belles images qu’il délivre. À la différence de Paul Claudel, François Mauriac s’est refusé à être un écrivain papiste, il a voulu conserver son autonomie sans asservir sa plume à l’Église. Souvent taxé d’immoralisme, il endosse néanmoins l’étiquette de « romancier catholique » car il conçoit l’écriture comme une mission, celle d’aider les hommes à voir plus clair dans leur propre cœur : « Mon rôle de romancier catholique est de jeter des torches dans nos abîmes », « ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes »
« Ah! insensé, qui crois que je ne suis pas toi! »
Certes, les romans de François Mauriac sont amers et désespérés, ils ne donnent nullement envie de refermer le livre et de courir toucher le sable des plages à pieds nus. Néanmoins, par la peinture de ces êtres ignobles ou malheureux, François Mauriac fait mouche, à grand renfort de généralisations sur la nature humaine, et touche au cœur, catharsis opérante.
“La vie de la plupart des hommes est un chemin mort et ne mène à rien. Mais d’autres savent, dès l’enfance, qu’ils vont vers une mer inconnue. Déjà l’amertume du vent les étonne, déjà le goût du sel est sur leurs lèvres – jusqu’à ce que, la dernière dune franchie, cette passion infinie les soufflette de sable et d’écume. Il leur reste de s’y abîmer ou de revenir sur leurs pas.” François Mauriac, Les chemins de la mer, 1939.
Alors, ignorant encore les intrigues – car je me suis gardée de les dévoiler – hâte-toi d’aller lire d’abord Le Baiser au lépreux, Genitrix, Le Désert de l’amour, Thérèse Desqueyroux, Plongées et Le Sagouin.
Mathilde Deschodt