Comment Klaus Mann est-il entré dans votre vie de lecteur ? Vous souvenez-vous d’un premier texte, d’un premier choc précis ?
Je me souviens du conseil d’un très bon ami, me connaissant déjà bien à l’époque, qui avait lu Speed, un recueil de nouvelles que Dominique Laure Miermont-Grente avait traduit pour la belle collection Biblio du Livre de Poche, qui, à ma connaissance, n’existe plus. Nous étions en 2000. Il ne s’était pas trompé. J’ai tout de suite ressenti, à la lecture de ces textes tendres et mordants, vifs et profondément humains, une forme de sympathie fraternelle, une curiosité qui ne s’est pas tarie depuis ce moment.
Le livre paraît dans un moment de remontée des extrêmes droites en Europe. Est-ce ce contexte qui a déclenché l’écriture, ou bien est-ce le livre qui, a posteriori, prend cette résonance politique ?
J’ai commencé à travailler sérieusement sur Klaus Mann avant les évidentes bascules que nous observons de nos jours. Mais les signes avant-coureurs étaient déjà présents. Pour ma génération, éduquée au « devoir de mémoire » et au « plus jamais ça », il devenait de plus en plus clair que le monde glissait vers d’autres paradigmes, et que, si nous voulions rester activement vigilants aux nouveaux dangers se profilant, il fallait rouvrir la lecture des années 1920 et 1930, retrouver des trajectoires et des positions qui ne nous rendraient pas impuissants. Redonner une épaisseur à une époque trop rapidement enfermée dans des régimes d’explication qui ne nous permettaient pas de comprendre ce qui allait nous arriver demain. Par exemple, pouvions-nous encore nous satisfaire de la lecture du nazisme comme d’une séquence exceptionnelle fermée sur elle-même ? N’y avait-il pas là une certaine paresse, nous aveuglant sur des schémas intellectuels qui lui ont survécu, des alliances économiques et politiques toujours en vigueur, des postures et des comportements de compréhension que l’on pourrait encore juger coupables aujourd’hui ?
Vous parlez d’« une vie antifasciste ». Qu’est-ce que cela veut dire pour vous, très concrètement, qu’une vie entière soit organisée autour de ce refus-là ?
Deux textes m’ont particulièrement marqué à cet égard lorsque j’étais plus jeune. D’abord, L’introduction à la vie non-fasciste de Michel Foucault, qui est sa préface à L’Anti-Œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari pour l’édition américaine du livre. Dans ce texte bref, Foucault parlait de ce livre comme d’une nouvelle éthique. Il ne s’agit pas tant de repérer le fascisme en l’autre et d’appeler à l’action révolutionnaire que d’être attentif au fascisme « en nous », aux comportements, aux attitudes intoxiquées. Il s’agit de tenir le nœud entre la pensée et l’agir, et de ne plus disqualifier l’un par l’autre. En ce sens, on retrouve chez Klaus Mann cette idée qu’aura développée Arendt bien plus tard : la capacité de se fréquenter soi-même en ami, en étant capable de mettre en récit ses propres gestes instruits par la pensée. Ce que je nomme dans le livre une attitude.
L’autre texte est celui initié par Maurice Olender, paru dans Le Monde en juillet 1993 et intitulé L’appel à la vigilance, signé par une quarantaine d’intellectuels qui alertaient sur les glissements sémantiques qui étaient en train de s’opérer dans certaines sphères du savoir. C’était une question d’oreille et de responsabilité. Il ne s’agit pas de rétablir une police de la pensée ou d’enfreindre des libertés académiques, mais d’être sensible à certaines généalogies, à la captation d’héritage, à la relance de certaines notions. Là aussi, ce fut une boussole, et j’ai vu à quel point Klaus Mann était, en quelque sorte, précurseur de cette attention portée au sens des mots et à leurs usages quand se croisent politique et savoir.
Comment avez-vous échappé au piège du « fils de Thomas Mann » pour écrire un livre où Klaus existe comme écrivain, et pas seulement comme personnage secondaire de la saga familiale ?
Vous avez raison. Les livres sur la famille Mann sont devenus quasi un genre en soi, et sont d’ailleurs bien souvent passionnants, à l’image de cette famille hors norme. Cependant, je me suis rapidement aperçu qu’il y avait beaucoup de facilité à laisser Klaus Mann dans son rôle de fils, voire une paresse qui invitait à quelques aveuglements esthétiques et politiques. Pour le dire rapidement, il fallait sortir Klaus Mann de là, lui rendre l’autonomie qu’il a toujours eue dans sa propre vie. On découvre alors beaucoup de choses, qui ne sont pas toujours à l’avantage de la grande figure du père.
L’ombre du père est-elle pour lui surtout un poids à surmonter, ou aussi une ressource, un contre-modèle qui l’oblige à inventer un autre rapport à la littérature et à la politique ?
On a voulu faire de sa vie une tragédie, imputée à la figure du père. Klaus Mann serait en échec par son incapacité à l’égaler, en littérature, en prestance, dans ses engagements. Or c’est faux. Il a très vite fait un inventaire : que fallait-il prolonger ? Avec quoi fallait-il rompre ? Sans compter que Klaus n’a jamais eu d’animosité envers son père. Sauf dans un moment crucial : c’est lui, avec sa sœur Erika, qui convainquent Thomas de faire officiellement partie des rangs de l’exil. Jusqu’en 1936, moins lucide que son fils, il essayait toujours de ménager ses intérêts éditoriaux en Allemagne. On peut aussi parler du rapport à l’homosexualité, à l’art, qui sont autant de marqueurs de différenciations qui ont rendu Klaus Mann plus lucide sur la situation européenne et plus combatif face aux dangers.
Vous insistez sur le fait que chez Klaus, les gestes ne sont jamais séparés des idées. Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette continuité entre le biographique, le politique et le littéraire ?
De cette continuité entre les gestes et les idées, je fais vraiment le fil de l’attitude de Klaus Mann. Il ne croyait pas à un Moi fissuré, qui ménagerait d’un côté la vie privée et exalterait de l’autre les gestes publics de l’art ou de l’engagement — contrairement à son père d’ailleurs. Exemple assez unique dans l’histoire intellectuelle : mort à 42 ans, Klaus a écrit trois autobiographies en deux langues différentes, chaque fois à des moments de délitement du monde. C’est dans cette capacité à se saisir lui-même par la mise en récit d’événements intimes et historiques, mélangés, qu’il a pu atteindre la lucidité extrême qui fut la sienne. L’art ou la vie privée, on s’en aperçoit, ont souvent été des prétextes à de nombreuses lâchetés. Klaus a très vite désamorcé ces deux endroits de confort.
Klaus fait très tôt le choix de l’exil et de la rupture nette avec l’Allemagne nazie, là où beaucoup temporisent encore. Comment décririez-vous ce courage-là : politique, moral, esthétique ?
C’est avant tout, dirais-je, un réflexe. Et c’est cela qui m’a intéressé. Comment une personnalité se constitue-t-elle de telle manière qu’elle s’oriente avec justesse en des moments cruciaux, où il est question de vie ou de mort ? Comment se fréquenter soi-même ? Et les autres ? Les livres que l’on lit, la musique que l’on écoute, les voyages ? Il s’agit d’une disposition d’être qui se travaille et se construit tout au long d’une vie. Cette affaire-là est éthique, comme l’a pointé Foucault, comme l’a vu aussi Hannah Arendt. C’est une position que Klaus a habitée tout au long de sa vie.
Vous montrez qu’il refuse à la fois la posture du martyr et celle de la victime pure. Qu’est-ce que cette position peut nous apprendre aujourd’hui, à l’heure où les identités blessées sont très présentes dans le débat public ?
Souvent, quand on travaille sur l’histoire, on aime aller chercher des figures héroïques et sacrificielles pour exhiber le bien dont elles étaient porteuses. Quand ce n’est pas le cas, une autre tradition ira chercher des personnalités plus troubles, compromises avec leur temps, comme si la fréquentation du mal donnait un accès plus privilégié à la compréhension de l’homme. Pensons aux passions que suscitent toujours des Pound, Heidegger, Schmitt ou encore Céline. Avec Klaus Mann, on peut ouvrir un autre type d’approche qui, à la passion des entités toutes faites, le Bien, le Mal, préférera l’idée de justesse. La vie de Klaus Mann n’est pas sans aspérités, et son rapport à l’amour, aux drogues, n’en fait pas toujours une figure exemplaire. Or c’est dans la capacité qu’il a eue à se considérer dans son entièreté qu’il a réussi à se hisser à la hauteur des enjeux de son époque. Quand il se bat pour la démocratie, pour l’Europe, c’est bien souvent au nom de ce qu’il y a de plus singulier en chaque être — ce qui ne fera peut-être jamais société, ce qui est irrécupérable. Mais le combat se porte à ce niveau, pour un monde où puissent exister et cohabiter les plus grandes singularités d’existence. La victime absolue se noie dans le fond informe du Mal qui tisse l’humanité depuis ses origines ; le héros sans tache sacrifie généralement sa vie à la passion du vrai, sans tenir compte des différences recouvertes par un universel supposé. Il y a un danger ici et là. Klaus défendait un monde impur, un art du mélange, une épaisseur du vivant plus complexe et plus riche d’enseignement.
Dans votre livre, les sexualités de Klaus Mann ne sont jamais un « à-côté » : elles font partie de sa manière de penser le monde. Comment avez-vous articulé cette dimension queer avec son antifascisme, sans psychologiser à l’excès ?
Il y a toute une tradition, à partir des années 1960, qui essaiera de lire le fascisme à partir des investissements libidinaux, des désirs refoulés, voire d’engager l’homosexualité comme grille de compréhension des comportements tortionnaires. Songeons aux succès de films comme Portier de nuit ou Les Damnés. Susan Sontag, Klaus Theweleit s’essaieront aussi, avec plus ou moins de réussite, à lire la fascination pour les maîtres, le nazisme, la force, l’uniforme, en des termes quelque peu vieillis aujourd’hui.
Or Klaus, dès 1934, avait déjà écrit un article qui reste très actuel : Homosexualité et fascisme. C’est l’époque, suite à l’affaire Röhm — homosexuel à la tête des SA — où une grande partie de la gauche commence à associer nazisme et homosexualité. Pour Klaus, cela est abject : il rappelle que l’homosexualité est une disposition qui ne devrait pas être indexée sur la politique, même si, bien sûr, dans le sillage de la Lebensreform, de nombreux mouvements homoérotiques, voire masculinistes, ont contribué à entretenir l’idée d’une société élitiste, centrée sur les hommes et le pouvoir de quelques-uns. Mais pour Klaus, cela ne suffit pas à rendre compte d’un mouvement plus profond.
De manière rétrospective, on peut lire aussi, dans la sexualité minoritaire de Klaus, une position qui l’a rendu beaucoup plus sensible aux discriminations, plus alerte aux dérives des passions totalisantes de la société. Il pouvait aussi observer, parmi ses amis homosexuels, certains qui, de fait, par souci de bienséance, préféraient injurier avec la meute plutôt que de se reconnaître publiquement dans leurs goûts les plus intimes. Pour Klaus, c’était incompréhensible.
Son rapport au corps, aux drogues, à la fête, semble aussi une manière de résister à certains ordres moraux. Qu’est-ce que cette vie « excessive » dit du fascisme, et de la façon d’y répondre ?
Absolument. Cela m’a paru très vite un enjeu de considérer les penchants de Klaus pour certaines substances comme une donnée fondamentale dont il fallait parler sérieusement. Comme son rapport aux amis, à la dérive, à la nuit, qui constituent des traits inaliénables de sa personnalité. Il fallait éviter le jugement moral tout comme la posture dandy. En parler sobrement, si je puis dire, s’intéresser réellement aux pratiques et aux substances de l’époque, laissant subsister ce mystère : comment Klaus a-t-il réussi à publier près d’une dizaine de romans, de nombreuses pièces de théâtre, de la poésie, trois autobiographies et des milliers de pages d’essais (six volumes d’essais dans l’édition allemande) avec la vie qui fut la sienne ? Par sa manière d’être, Klaus a ouvert un espace de jeu et de dialogue avec lui-même comme avec les autres. Il ne croyait pas à la vie pleine et entière, à l’heure des hygiénistes de tout poil, ou des amoureux de la nature éternelle. Il peut y avoir beaucoup de fascisme dans l’amour du vivant, autant parfois que chez les amateurs du viva la muerte. Klaus a fait entrer un peu de mort dans la vie : c’est ce qui la préservait de se déporter entièrement du côté de la mort ou de la vie. Il a exercé là encore un mélange, qui l’a maintenu en éveil face au danger et aux excès des passionnés du vivant ou de la mort sans reste.
S’il fallait choisir un texte de Klaus Mann comme cœur battant de cette « vie antifasciste », lequel retiendriez-vous, et pourquoi ?
Le Tournant, grand livre du XXᵉ siècle.
Il croit beaucoup au pouvoir concret des formes – romans, autobiographie, revue, correspondances. Est-ce que, pour vous, écrire, éditer, monter une revue reste aujourd’hui un geste de résistance politique ?
Sans aucun doute. Créer des abris, des lieux où des amis et des complices peuvent exercer librement leur jugement, leur manière d’être au monde, vivre des expériences humaines à l’écart des grands ensembles économiques, des concepts massifs.
Klaus Mann a beaucoup écrit sur lui-même : journaux, lettres, autobiographie. Est-ce plus facile ou au contraire plus périlleux de travailler sur quelqu’un qui s’est déjà largement mis en scène ?
Très vite, il m’a paru absurde de se lancer dans une biographie classique s’agissant de Klaus Mann. Il n’était pas du genre à se cacher. Tout est là, dans ses autobiographies et ses journaux. Il ne s’agissait pas d’aller vérifier, pour se transformer en inspecteur. Par contre, tout l’enjeu m’a paru être de faire de cette attention à lui-même une des clés de son intelligence humaine, historique et politique. On mesure également l’enjeu du geste qui fut celui de Klaus Mann au regard de figures compromises qui n’ont jamais accepté de reconnaître leur égarement. Martin Heidegger, Leni Riefenstahl, Gottfried Benn (dans une certaine mesure) ont passé leur vie d’après-guerre à réécrire leur biographie, ou à camoufler ce qui pouvait l’être. Avec Klaus Mann, tout a toujours été là. Il le savait d’ailleurs : il faisait une sorte de déposition pour les générations futures.
Comment avez-vous trouvé votre propre voix d’écrivain dans ce livre, entre précision historique, empathie et refus du ton purement universitaire ?
Il m’est difficile d’y répondre. Je peux simplement dire que ce fut un long tâtonnement pour savoir comment écrire aujourd’hui sur ce nœud de la vie et des idées, en essayant d’échapper à la lourdeur de l’érudition qui s’étale sans but, et à la légèreté des essais à la recherche d’effets de style sans conséquences.
Si vous deviez extraire une seule phrase de Klaus Mann et la placarder sur les murs de l’Europe d’aujourd’hui, ce serait laquelle (et qu’est-ce qu’elle dirait de la manière dont il reste notre contemporain ?)
Je ne sais pas s’il faudrait la placarder sur les murs, mais j’aime bien l’actualité que confère cette manière qu’il a eue de définir son ambition en introduction d’une de ses autobiographies : « L’histoire d’un Allemand qui voulait devenir Européen, d’un Européen qui voulait devenir citoyen du monde. »
Photo par Franck Ferville

















