« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant/D’une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime/Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même/Ni tout à fait une autre » confie Verlaine dans son poème « Mon Rêve Familier ». Ainsi pourrait commencer le thriller A Gone Girl, de David Fincher, adapté du roman de Gillian Flynn, Les Apparences.
Amy, jolie blonde écrivaine de livres pour enfants ; Nick, beau brun musclé à l’écoute et attentionné. Eux : coup de foudre, complicité, couple parfait. Le tour est joué, voilà nos deux mannequins mariés. Le tour est joué, oui, au sens théâtral du terme, car nous sommes ici plongés dans une grande mise en scène sociale et familiale qui imprègne le film d’une aura menaçante. Et c’est le coup de théâtre. Ils perdent leur emploi, la femme disparaît et son mari, au comportement étrange, est accusé de l’avoir tuée. Quel drame se cache sous toute cette enquête ? Qui est qui ? Qui a fait quoi ou ne l’a pas fait ? Le spectateur se retrouve pris dans une rafale de questions alimentée par une tension rythmique.
Une réflexion sur le mariage
David Fincher nous invite d’abord à réfléchir sur cette institution ritualisée, toujours présentée comme idéale puisque capable de concrétiser le rêve d’une fusion avec l’autre. Or, cette vision traditionnelle est ici détournée, le mariage s’apparentant avant tout à un acte dépréciatif qui enchaîne et lie les amants. Il n’est pas anodin qu’un parallèle soit dressé par Fincher entre Amy et Jane Austen, dans la scène de la bibliothèque : l’écrivaine de Pride and Prejudice a en effet fortement critiqué les drames sentimentaux liés à l’asservissement des femmes par le mariage et se fait ici théorie de ce qui se déroule à l’écran. L’acte de mariage résonne tel un acte de mort, celle-ci n’étant jamais très loin, comme en témoigne le film, qui est à lui-même toute une métaphore car le spectateur impuissant assiste à l’effritement de la relation amoureuse d’Amy et Nick.
Face à la difficulté de sauver leur couple et de renouveler les habitudes installées, le rapport sexuel est alors présenté comme un moyen de capturer l’autre. S’ils ne peuvent passer par le cœur, ils passeront par le corps. Sartre souligne dans L’Etre et le Néant que « le désir est une tentative pour déshabiller le corps de ses mouvements comme de ses vêtements et le faire exister comme pure chair. », il est donc une manière de s’approprier la conscience de l’autre, de l’absorber le temps d’un abandon de soi.
Percevoir l’imperceptible : l’expérience du regard
L’autre n’est toujours qu’un inquiétant mystère. Dès l’ouverture du film, les interrogations fusent. La voix-off se fait l’écho des sentiments du spectateur dont les yeux sont rivés sur le regard en gros plan d’Amy : « A quoi penses-tu ? », « Qui es-tu ? », interroge la voix tandis que nous ne savons encore rien du personnage, ainsi perçu comme quelqu’un d’énigmatique. Si nous considérons bien souvent le regard comme un cathéter à même de nous révéler les sentiments de l’autre, nous aurions tort de nous en tenir à cette seule mesure : les yeux mentent, nous prévient Fincher. Le regard (et la caméra se fait ici troisième œil) c’est ce qui nous amène vers l’infini, vers un au-delà qui nous dépasse. Nick autant qu’Amy voudrait atteindre une transparence parfaite de l’autre, pouvoir lire dans ses pensées, prendre sa place. Mais l’esprit reste une forteresse imprenable et la femme se révèle être finalement une véritable étrangère pour son mari, qui ne la connaissait pas plus que nous en définitive.
Le theatrum mundi
Derrière les coupes de champagne et les costumes parfaitement repassés se cachent parfois bien des secrets qu’on ne soupçonnait pas. Immergé dans un monde de simulacres, l’homme ne fait jamais que refléter une image de lui-même, souvent insidieuse. Qui est réellement mon voisin de pallier qui me salue chaque matin avec un large sourire chaleureux ? L’écart entre l’être et le paraître est constamment interrogé. Auteure de livres pour enfants dans lesquels elle s’est donnée le rôle de l’«Amazing Amy», Amy est dès le début enfermée dans ce rôle fictif auquel elle est sans cesse ramenée par ses proches et admirateurs. Amy prend toutefois conscience de ce rôle d’elle-même qu’elle interprète et qui lui colle à la peau et va tenter d’y échapper en se faisant non plus personnage d’une histoire mais auteur tirant les ficelles de sa propre existence. En conséquence, plus qu’une «Incroyable Amy», elle joue surtout le rôle d’une Emma Bovary timbrée, droguée aux histoires romanesques, mais jusqu’à l’overdose.
Plus qu’une «Incroyable Amy», elle joue surtout le rôle d’une Emma Bovary timbrée, droguée aux histoires romanesques, mais jusqu’à l’overdose
Une caricature des médias
Enfin le blâme est porté sur les médias qui n’ont de cesse d’avoir leur nez fourré dans les affaires, quitte à faire échouer une enquête. Le sensationnel est chez eux maître-mot, d’où la nécessité pour les spectateurs de savoir garder leur esprit critique. Une mise en garde est effectivement adressée face aux jugements trop peu nuancés des médias qui peuvent faire basculer la vie d’un homme. L’impact des mots et des images, par ceux qui savent les manier, devient un outil pour modeler l’opinion publique à l’envi. La sphère journalistique se transforme en un chapiteau des masques : l’accusé est maquillé, on prend garde à la lumière qui éclaire son visage, la journaliste s’éclaircit les cordes vocales (les trois coups résonnent) : Action !
Avec une conception solipsiste pour métier à tisser, le scénario bien ficelé nous perd donc de plein gré dans les mailles du doute, de l’attente et de l’effroi. On n’en attendait pas moins de la finesse et la lucidité de David Fincher.
- A Gone Girl de David Fincher, le 8 octobre 2014, avec Ben Affleck et Rosamund Pike