La dramaturge Yasmina Reza, auteure de la pièce de théâtre mondialement célèbre Arts (1994), nous revient avec un très beau roman en forme de monologues, Heureux les heureux, paru ce janvier chez Flammarion.
Ils s’appellent Robert, Lionel, Chantal, Odile, mais ils pourraient s’appeler toi, moi, nous, tant ce roman de Yasmina Reza traite de la vie de tout un chacun. Avec son lot de drames de déchirures, de couples qui s’épuisent, s’essoufflent, essaient de vieillir ensemble, dressent le bilan – rarement flatteur – de leur vie.
Seulement voilà la différence est le talent d’écriture de l’auteure : un style caustique, railleur, grinçant et plein d’humour qui fait passer les situations les plus tragiques pour des moments cocasses. C’est drôle, enlevé, bien vu.
Construite autour de 18 personnages qui entretiennent des liens amicaux, familiaux voire extra-conjugaux, la trame de ce roman pose les questions très contemporaines du rapport à l’autre, à soi, de la prédisposition au bonheur, la maladie, la vieillesse et même la mort.
« Les sentiments sont changeants et mortels. Comme toutes les choses sur terre. Les bêtes meurent. Les plantes. Rien ne dure. Les gens veulent croire le contraire. Ils passent leur vie à recoller les morceaux et ils appellent ça mariage, fidélité ou je ne sais quoi. »
Ainsi à travers les pans de vie de ces hommes et ces femmes, le lecteur entre de plain-pied dans les ressorts complexes de la nature humaine, les mouvements qu’ils créent parfois pour avoir l’impression d’être vivants. « On s’épuise à animer l’amour. » D’autres à l’inverse pour oublier qu’ils le sont, comme ce personnage, Igor Lorrain, haut en couleur : « C’est une erreur de m’avoir mis dans une société humaine. Dieu aurait dû me mettre dans la savane et me faire tigre. J’aurais régné sur mon territoire sans quartier. »
Le ton est juste, Yasmina Reza ne triche pas avec ces personnages, la lumière jetée sur eux est crue. « J’ai senti remonter en moi des sensations confuses. Il y a en moi une région abandonnée qui aspire à la tyrannie », dit Hélène, lorsqu’elle revoit Igor avec qui elle a noué une relation extraconjugale qui confine « non pas à l’amour ou n’importe lequel des noms qu’on donne au sentiment, mais la sauvagerie ».
Le ton est juste, Yasmina Reza ne triche pas avec ces personnages, la lumière jetée sur eux est crue
L’analyse du rapport à l’autre dans le couple ou dans la société est sans pitié.
« On ne peut plus sortir sans que ça se termine mal. Je finis par le convaincre de sortir mais au bout du compte, je le regrette presque toujours. On quitte les gens sur des plaisanteries idiotes, on rit sur le palier, dans l’ascenseur, le froid s’installe aussitôt. Il faudrait un jour étudier ce silence spécifique à la voiture, quand vous rentrez après avoir affiché votre bien-être pour la galerie, mélange d’embrigadement et de mensonge à soi-même. »
L’auteure dissèque aussi le couple depuis l’amour initial, jusqu’à sa lente érosion puis au désamour « quand l’autre se retire en lui-même et que vous y voyez un présage d’abandon ». Comme l’analyse Rémi Grobe, « un des effets du dérèglement sentimental est que plus rien ne glisse. Tout devient signe, tout est matière à décryptage. »
Ernest Blot, à l’épilogue de sa vie, usé, s’agace des manies de sa femme qu’il a de plus en plus de mal à supporter : « Je ne peux pas entamer une discussion sérieuse avec ma femme. Se faire comprendre est une chose impossible. Particulièrement dans le cadre matrimonial où tout vire au tribunal criminel. »
L’auteure livre, à travers ces hommes et ces femmes, un regard lucide et parfois cruel sur ce sujet inépuisable qu’est l’amour
Cette relation finissante entre deux êtres, Yasmina Reza l’aborde comme une femme mûre, qui se console comme une enfant : « Deux êtres vivent côte à côte et leur imagination les éloigne chaque jour de façon plus définitive. Les femmes se construisent à l’intérieur d’elles-mêmes, des palais enchantés. »
Peut-être par souci d’équité, elle ne donne pas qu’un point de vue féminin et c’est là aussi la prouesse et la richesse de ce livre. Dans cette vaste exploration des sentiments humains, l’auteure livre, à travers ces hommes et ces femmes, un regard lucide et parfois cruel sur ce sujet inépuisable qu’est l’amour. Ainsi comme le disait Jorge Luis Borges dont est extrait le titre de ce livre
« Heureux les aimés et les aimants et ceux qui ne peuvent se passer de l’amour. Heureux les heureux. »
- Yasmina Reza, Heureux les heureux, Flammarion, 192 p., 18 euros
Séverine Osché