Coup d’éclat avec le premier roman Hors-sol de Philippe Yong publié en août dernier aux éditions québecoises Mémoire d’encrier. Nous suivons les pérégrinations d’un protagoniste portugais, Alvare, au travers d’une quête identitaire tortueuse sur fond de serres hydroponiques. Dans cette œuvre initiatique, l’auteur aborde une pléthore de thématiques avec brio, allant de la satire du progrès scientifique à celle de l’inconsistance des relations amoureuses – le tout parsemé de traits d’humour et de références littéraires aussi fines les unes que les autres …
Tout dans Hors-sol intrigue : son titre, sa couverture, les origines coréennes de Philippe Yong… “Agronome amoureux des plantes sans terre, Alvaro se cherche entre le Québec et l’Islande, une utopie” : La quatrième de couverture laisse perplexe – la thématique de l’agronomie pouvant paraître quelque peu surprenante pour un professeur de lettres, Philippe Yong enseignant la littérature à Montréal. Le lecteur s’attend à découvrir un style épuré ou une plume incisive. Le lecteur explore un style distinctif – empreint de poésie, parvenant à dépeindre un protagoniste objectivement détestable sous un jour attachant. L’ensemble du roman s’articule autour du personnage ambigu d’Alvare, incarnant de manière quasi-archétypale l’esprit de Pessoa. Philippe Yong ose transposer le poète portugais dans un XXIe siècle en pleine mutation. Le lecteur s’attache rapidement à Alvare, un bel homme intelligent et ambitieux qui lutte pour s’harmoniser avec le monde, ou tout simplement pour exister. Ce dernier se révèle être un agronome chevronné, spécialisé dans la culture hydroponique, également connue sous le nom de culture hors-sol.
Cette technique novatrice repose sur la croissance de plantes sans utiliser de terre, où les nutriments essentiels sont directement fournis à travers une solution nutritive. La culture hors-sol représente une métaphore captivante dans le roman, symbolisant la capacité d’Alvare à s’épanouir et à trouver sa voie dans des environnements en apparence hostiles. Cet anti-héros ravive la question de la moralité et de l’ancrage, de la constance en opposition aux bifurcations.
Alvare semble détaché du monde tout en étant avide de découvertes. Il se laisse porter par son destin, ne cherchant jamais à s’enraciner définitivement. La nature occupe donc une place de choix dans la vie de ce personnage énigmatique, où la psychologie romanesque cède souvent la place à des paysages plats, glacés et favorables à la contemplation. Les serres hydroponiques offrent également des espaces clos et réconfortants, guidant subtilement Alvare vers l’introspection. Plutôt que d’étouffer dans cet univers atypique, notre héros puise sa vitalité dans la solitude, à l’image de ces plantes qui bravent les lois de la nature.
Rhapsodie scientifique
La thématique de la science est abordée en filigrane tout au long du roman sans rien enlever à la profondeur littéraire de ce dernier, et nombreux sont les points de convergence entre Alvare et Balthazar de La Recherche de l’Absolu de Balzac : “il n’était ni mari, ni père, ni citoyen : il fut chimiste”. Dans ce roman du chef de file du courant réaliste, l’on découvre un scientifique dont la passion pour la chimie finira par causer sa perte. Dans Hors-sol, nous retrouvons cet archétype du génie scientifique asocial mais sous un angle contemporain avec davantage de légèreté et de non-dits :
“Il se laissait porter par une vie qui décidait à sa place des choix à faire et des lieux à fréquenter. Il ne provoquait rien, ne questionnait pas davantage l’absurdité du titre qu’il porterait après l’obtention de son diplôme : ingénieur en production végétale. Même son accent – ses chuintements, et le rythme décalé de ses phrases – s’effaça bientôt, au grand dam de la jeune parisienne de bonne famille qui avait pensé trouver en lui un amant exotique.”
C’est bien l’enseignant en littérature que l’on perçoit entre les lignes de ce premier roman qui perpétue brillamment la tradition naturaliste des grands écrivains du XIXe tout en ne sombrant à aucun moment dans la démonstration scolaire.
C’est bien l’enseignant en littérature que l’on perçoit entre les lignes de ce premier roman qui perpétue brillamment la tradition naturaliste des grands écrivains du XIXe tout en ne sombrant à aucun moment dans la démonstration scolaire. Il mène à bien sa mission d’écrivain des temps modernes, à savoir cerner les contours de l’esprit d’un individu ainsi que de dresser une satire des mœurs contemporaines. En ce sens, Hors-sol peut paraître en premier lieu désordonné et intuitif mais il témoigne en réalité d’un travail minutieux et repose sur des fondations solides. Le style de Philippe Yong n’en est pas moins fluide, bien qu’il ne cache pas sa prédilection pour les descriptions poétiques. L’écrivain parvient à susciter notre attention avec les descriptions quasi-naturalistes qu’il dresse des plantes suspendues et cultivées dans les serres hydroponiques d’Alvare. Il est très plaisant de découvrir des lignes empreintes d’une beauté presque aérienne dans un premier roman consacré à un sujet pouvant en apparence rebuter plus d’un lecteur par son pragmatisme :
“Alvare repensa à ses serres, et comprit qu’il avait ici changé de monde, de temps, de paradigme. La maison de verre, ses longues surfaces horizontales, sa vulnérabilité au climat, semblait bien désuète face au modèle cubique et ses étages, lovés au cœur d’un bâtiment protecteur, insensibles au rythme des jours et des saisons. (…) Autour de lui, les comparses d’Asgeir contrôlaient, ajustaient, récoltaient sans un mot, et leurs lentes silhouettes rosées émergeaient aux quatre coins de ce quadrilatère magique. Leurs bouches masquées, leurs regards tout entiers tournés vers leur tâche, donnaient à ce moment qu’Alvare vivait en témoin l’allure d’une cérémonie secrète, d’un rituel célébrant la parfaite union de la machine et du vivant. Il voulait en être”.
Métamorphoses de l’ordinaire
Philippe Yong réitère de telles alchimies tout au long du roman, insufflant une poésie envoûtante à des moments en apparence banals dans notre société contemporaine. Une simple trajectoire de voiture se métamorphose en une exploration intime, et les instants sans prétention prennent une profondeur inattendue sous sa plume habile :
“Décembre était bien là : une lumière paresseuse redonnerait vers onze heures des couleurs muettes aux villes déjà anesthésiées par cet hiver sans neige, puis cette faible lueur s’étiolerait avant de disparaître quatre heures plus tard. Alvare roulait de nouveau vers Flúðirfjörður. Il avait singulièrement ralenti, épuisé ou encore étonné d’avoir rebroussé chemin. Rien ne l’expliquait, mais il s’était dérouté de l’aéroport et de son halo.”
Hors-sol est loin de se résumer à un récit questionnant le progrès et la science. L’auteur vient interroger la profondeur des relations humaines, qu’elles soient amoureuses, amicales ou familiales. Dans l’univers d’Alvare, ce qui pourrait être perçu comme de la lâcheté par certains représente le cours naturel des choses pour d’autres. Comme en Islande dans laquelle se trouve le protagoniste dans la deuxième partie du roman et où prend forme un féminisme maternaliste reléguant le père furtif à un vulgaire donneur ne faisant pas le poids face à la mère toute-puissante. Dans ce monde sans queue-ni-tête où les valeurs s’inversent et se confondent, Alvare se réfugie dans la littérature et plus spécifiquement dans le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa qui le suivra tout au long de ses pérégrinations initiatiques. Philippe Yong opère une mise en abyme où la science et la littérature forment un couple harmonieux. Hors-sol est donc un roman à la la fois classique et moderne, plein de délicatesse dans ses engagements, et l’on attend déjà avec impatience les prochaines œuvres de cet écrivain confirmé.
- Hors-sol, Philippe Yong, Mémoire d’encrier, 2023
Hors-sol de Philippe Yong / © Mémoire d’encrier