©JOEL SAGET/AFP

Impossible est l’énième roman du magnifique et incandescent Erri de Luca, publié dans la prestigieuse collection « Du monde entier » de Gallimard. Non, ce n’est pas le roman d’une aventure dans les cimes réelles, comme son bandeau fallacieux le suggère : c’est le récit d’un tour en solitaire, d’un trou dans le devenir libre d’un homme, ex-détenu, de retour à la case prison ; c’est un homme nu qui joue à faire des palindromes dans le calme de sa cellule.

Impossibile ! D’un souffle, Erri de Lucca, emporte son lecteur-sa lectrice- jusqu’au bout de ce qu’est l’engagement. Dans ses plus intimes retranchements, le narrateur orgueilleux mène une virée sans retour, une danse du silence que celui qui a des convictions préfère mener seul quitte à en subir les affres.

Un huis-clos glaçant 

En détention, le narrateur anonyme de cette histoire, R., est un homme aguerri. Il ne souffre ni ne jure contre la cruauté de son isolement. Hors du monde, il se tient sur la crête qui sépare les hommes du ciel, il ne souhaite pas s’abandonner au désespoir ou à la révolte que l’on attendrait de la part d’un prévenu. Il est accusé sans preuves, reclus, mis à l’isolement afin de briser sa détermination à garder le silence sur les faits qui lui sont reprochés. Il est le principal suspect d’un crime : on cherche à prouver qu’il s’est vengé, quarante ans plus tard, d’un ancien camarade de lutte devenu le traître délateur ayant causé sa chute et celle d’un collectif d’activistes. Le cadavre a été retrouvé en bas de la vire, c’est R. qui a donné l’alerte aux autorités, expliquant avoir seulement joué son rôle de randonneur montagnard, soucieux de la sécurité de ses pairs. L’aurait-il poussé du haut de cette falaise ?

S’il résiste aux assauts des interrogatoires interminables et répétés du juge Q., c’est parce qu’il a des valeurs, des convictions, un passé : il a l’expérience de celui qui a déjà été pourchassé jusque dans les moindres interstices de sa liberté de conscience. Il a déjà vécu la réclusion pour des faits de terrorisme politique. On lui a déjà tout pris, aussi s’est-il préparé à ne plus jamais rien avoir à perdre, il a vécu en solitaire paranoïaque et anticipé les éventuelles perquisitions de son intimité : chez lui, rien n’est caché, tout est visible, c’est le vide qui s’offre grandiose et décevant aux yeux des enquêteurs. R. prétend avoir réduit son existence à son plus simple appareil : une vie simple, à l’écart du bruissement du monde, à parcourir les vires alpines, sans rien attendre du reste du monde. Solitaire désormais isolé, il tient bon, il résiste aux attaques sournoises du juge, il est le patient d’une tyrannie judiciaire, face au grand Inquisiteur, au pouvoir absolu mais il n’a pas dit son dernier mot.

Le fragment au service de la vie en suspens 

La forme est souple, légère, en contrepoint à la pesanteur qui règne dans ces pages : une alternance de dialogues présumés réels et de lettres à la bien aimée du prisonnier.

Les entretiens du juge Q. et du narrateur R. sont retranscrits dans une volonté feinte de faire témoignage, on croit lire les comptes rendu du greffier. Selon les termes de la législation italienne, R. est « présumé coupable » (écoutez la nuance avec l’équivalent juridique français « présumé innocent »). Ses propos sont retranscrits dans la supposée succession des échanges avec le juge Q. qui ne lésine pas en allégations et hypothèses. L’ensemble est relaté directement dans un dialogue de sourd attachant et cru. Erri de Lucca met ces échanges en scène comme on essaierait de filmer un duel. Chacun défend son point de vue, sa position. C’est un siège linguistique qui se tient sous les yeux du lecteur.
La rhétorique et les forces mentales de détermination et de conviction sont les seules armes des deux hommes, déshumanisés, sans nom, sans histoire. Ce récit n’offre que deux personnages tangibles, le reste est chimère, dans un espace-temps discontinu, réduit à sa plus simple expression : des murs et l’alternance diffuse des sorties pour interrogatoires et des retours à la cellule.

Ces comptes-rendus d’une âpre sécheresse sont émaillés de lettres tendres. R. s’y livre alors et clame l’amour et la liberté chéris ailleurs, depuis un ici où l’un et l’autre sont bannis, enclos derrière les murs de la prison. Il les érige en forteresse du cœur et de l’âme. Ammoremio, l’aimée absente, ne sera davantage incarnée que dans la puissance évocatrice du souvenir de son amant. On retrouve alors le lieu commun de la force du poète, du lettré, logée dans la puissance évocatrice du rêve et des mots. Il s’invente un navire, une mer inondée des rayons du soleil, il se crée un aveuglement propice à la survie. Oiseau en cage, il sait depuis des générations que l’imagination est le seul refuge intangible de ceux-celles qui attendent que les jours s’égrènent.

L’ensemble est court, comme un miroir éclaté, peut-être celui de toutes les certitudes ou encore celui de tous les prévenus, prisonniers politiques de geôles infâmes qui cherchent à réduire au silence les voix de la dissidence. L’écriture échappe à la trame romanesque car elle est dépourvue de descriptions, de personnages secondaires, de péripéties. Le récit est centré sur une enquête dont les contours sont flous, sur un amour qui ne sera jamais incarné : l’aventure de la vie a disparu, elle a été confisquée au nom d’une parodie de justice. Rien ici ne prend corps que le vide et l’injustice, que le combat du pot de terre contre le pot de fer et nul ne saura qui était le coupable ni qui était finalement la victime de cette joute judiciaire.

Impossible, est ancré dans l’hyper-contemporain de l’après confinement, de l’après Gilets jaunes, Nuit debout, Indignés, c’est un écho plus politique que romanesque qui donne à penser l’engagement, l’intégrité et l’entièreté d’êtres dont la vie s’est fondue dans l’engagement, jusqu’à disparaître tout à fait. L’un à rebours de l’autre, chacun des personnages représente la face inverse d’une seule et même pièce : pile le peuple, face le pouvoir.

Le livre du temps : « laissez toute impatience, vous qui entrez », La divine comédie, « L’enfer », Dante.

L’habitué des interrogatoires et des comparutions immédiates le sait, en justice, c’est le temps qui dicte le verdict. R a donc décidé de prendre son temps car « on vit en cellule comme les hôtes du temps ». Dans un mouvement totalement à rebours des tendances naturelles de l’homme libre, notre protagoniste désacralise le présent pour donner corps au passé et ainsi se réapproprier son existence amoindrie. Il assène : « Je suis un fugitif depuis des générations. Je suis un plongeur enfermé dans son scaphandre et je traverse un aquarium. Moi, je suis dans le temps et dans le temps de la patience pure. »

Il retourne les armes de Q. et s’enracine dans un présent à la profondeur quantique, protectrice ; il prend les rames et affronte l’Océan. Pris dans la tourmente de l’interrogatoire fondé sur rien, il assène ses vérités :

« […] moi, j’ai plus de temps que vous. Non seulement celui déjà passé, mais celui d’à présent. […] Vous progressez péniblement comme si vous étiez forcé de me suivre en montagne. Allons au tribunal, au procès. C’est le bon endroit pour un citoyen qui se confronte à l’État. Ici, nous sommes encore dans les vestiaires. Vous pouvez m’enlever un peu de liberté de mouvement, mais pas la liberté qui est dans mes raisons et mes convictions. »

Impossible, est ancré dans l’hyper-contemporain de l’après confinement, de l’après Gilets jaunes, Nuit debout, Indignés, c’est un écho plus politique que romanesque qui donne à penser l’engagement, l’intégrité et l’entièreté d’êtres dont la vie s’est fondue dans l’engagement, jusqu’à disparaître tout à fait. L’un à rebours de l’autre, chacun des personnages représente la face inverse d’une seule et même pièce : pile le peuple, face le pouvoir.

Ce livre est celui du confiné, du zadiste, de l’accusé à qui l’on reproche avant tout ses prises de positions, celui qui est usé dans son quotidien par le harcèlement judiciaire que l’État lui oppose. Ici l’intrigue ne semble pas intéresser l’auteur qui ne fournit aucunes réponses. Il explore la réalité du conflit social et politique par le truchement du judiciaire. C’est la question de la légitimité de la violence de part et d’autre de la ligne de partage du pouvoir qui se pose. Le débat sous-jacent interroge la nécessité de la violence dans le conflit politique et ce qui se dévoile c’est la force d’âme du militant, peut-être sa folie, lui qui a accepté le pacte avec le diable au nom de ses idées, de ses principes. Dans l’ombre, c’est le monopole de la violence légitime qui est en discussion. R., habitué des formules péremptoires et lapidaires déclare :«La célébrité qui nous rend inoubliables, nous anonymes, c’est notre inscription à vie dans les archives de la police. Là-dedans, nous sommes ineffaçables, à perpétuité » ; une pensée pour tous les condamnés, prisonniers politiques tels Julian Assange dont le procès se tient actuellement dans l’indifférence générale, en Grande Bretagne ou le poète palestinien Ashraf Fayadi exilé en Arabie Saoudite et prisonnier des geôles de la monarchie depuis 2014 pour la teneur séditieuse de ses poèmes.

C’est une mise en abîme que l’on peut y voir, le roman du silence qui règne sur l’Europe endormie face au recul de ses libertés individuelles, sacrifiées sur l’autel de l’hygiénisme roi. Impossible est donc un texte nécessaire parce qu’il porte en lui des questionnements salutaires ; à lire d’une traite, comme souvent sous l’effet hypnotique de la prose d’Erri de Lucca.

Sofiane Benamar

i Lire Ashraf Fayad : Je vis des moments difficiles, traduit par Abdellatif Laâbi, éd. Maison de la poésie Rhône-Alpes, 2019. Instructions à l’intérieur, Le temps des cerises, 2016 (pour la traduction française ; éd. originale Beyrouth 2007).