Langage tout-puissant
On pourrait trouver le procédé pénible ou ne le considérer que comme un jeu de style, mais ce serait sans compter la puissance des quatre comédiens (Pauline Desmet, Sébastien Eveno, Nicolas Gonzales et Marie Kauffmann) qui habitent le plateau avec une vitalité et une force dramatique étonnantes. On rentre dans leur récit semi-incarné semi-distancié en se laissant bercer par une écriture qui revient constamment sur elle-même, comme un refrain, se laissant envoûter par les mêmes formules répétées jusqu’à épuisement, et jusqu’à acquérir un caractère quasiment musical mais aussi sacré, précieux, signifiant.
Viripaev affirme ainsi considérer le langage et le texte comme « une chose sacrée, au même titre que le son, la musique, les notes. Au début était le Verbe. J’ai envie que le Verbe soit ressuscité et qu’il devienne aussi significatif, fort, sauvage et sacré qu’il doit être ». (Viripaev, dans Ivan Viripaev et Galin Stoev, une solution théâtrale contre l’endormissement et le repli sur soi, de Tania Moguilevskaia). Peut-être est-ce aussi parce que malgré son caractère narratif et descriptif, le texte de Viripaev n’abandonne jamais l’urgence du présent : « là, Charlie regarde Monica » annonce Nicolas Gonzales au public, non sans ironie mais non sans gravité, et par ce « là » répété quasiment à chaque prise de parole, le drame se noue sous nos yeux avec toute sa violence préservée, nous le vivons autant que les comédiens le vivent le revivent avec leurs personnages. Et cette parole qui nous livre l’action sur un plateau, ciselée dans tous ses détails, conserve aussi toute la qualité de mystère d’une action brute, puisque jamais les narrateurs ne se livrent à un jugement de valeur sur leurs faits et gestes, jamais ils ne condamnent ni ne sauvent, ils ne font que porter, transmettre, traverser avec nous ces quatre destins difficiles. Vous avez dit postdramatique ? Jamais ce terme n’a paru moins approprié pour parler de l’univers de Viripaev ; malgré l’étrangeté de sa forme, c’est à un véritable drame que nous assistons, et qui met en jeu toutes les questions fondamentales de l’être humain : comment se sentir vivant, comment trouver la paix, comment réussir à partager une véritable tendresse.
Vous avez dit postdramatique ? Jamais ce terme n’a paru moins approprié pour parler de l’univers de Viripaev ; malgré l’étrangeté de sa forme, c’est à un véritable drame que nous assistons, et qui met en jeu toutes les questions fondamentales de l’être humain : comment se sentir vivant, comment trouver la paix, comment réussir à partager une véritable tendresse.
La voie du chaos
De quoi parlent donc ces « insoutenables étreintes » ? Difficile de le formuler en termes rationnels puisqu’il faut se laisser embarquer par la douce folie russe qui souffle sur toute la pièce pour parvenir un peu à comprendre de quoi il s’agit. Galin Stoev le dit lui-même : lorsqu’il a découvert le texte Rêves de Viripaev, il affirme n’y avoir « rien compris, et pourtant mon ventre comprenait tout » (propos recueillis par Mélanie Jouen pour le ThéâtredelaCité, octobre 2018). C’est tout à fait le sentiment que j’ai ressenti devant la pièce : celui d’une résistance intellectuelle qui ne me faisait pas prendre au sérieux ces histoires d’impulsion, d’énergie, d’extra-terrestre venu d’une autre galaxie, de cellules en route l’une vers l’autre à travers le cosmos… et pourtant, j’avais obscurément l’impression de comprendre de quoi il retournait, sans pouvoir l’exprimer autrement qu’en des termes vagues : la quête de connexion, de communion avec l’autre, d’une énergie première, le fait de retrouver le lien avec son instinct, son intuition, de se reconnecter avec son « centre » dans le malaise général de la vie moderne et de la grande ville (sexe triste, drogues et quelques tragédies intimes…)
Dans la scénographie sobre mais intelligente d’Alban Ho Van, autre complice régulier de Galin Stoev, nos quatre humains avec leurs pauvres désirs et leurs grandes souffrances parviennent progressivement à démolir un espace ultra moderne digne d’un vaisseau spatial – cages en verre, cubes sombres, grands bancs lisses et modulables – pour ramener la vie et la lumière. En présentant des questions abstraites sur le sens de la vie par le prisme de descriptions ultra concrètes, et en enfermant ces quatre corps si émouvants dans la froideur des alliages métalliques et des angles durs, Viripaev et Stoev réussissent le pari de nous faire ressentir très profondément ce cri d’amour et de vérité – comparable à celui des Enivrés, autre texte de Viripaev au théâtre de la Tempête en octobre dernier : parvenir enfin à se dire qu’on s’aime, et à s’étreindre, pour de vrai.
- Insoutenables longues étreintes, d’Ivan Viripaev, dans une mise en scène de Galin Stoev, au théâtre de la Colline jusqu’au 10 février.