Que peut la poésie face à la longue liste des malheurs haïtiens ? Comment dire en poèmes le destin de cette terre révolutionnaire qui vit au rythme des crises successives et des ingérences étrangères ? Depuis quelque temps, le pays est sous l’emprise des bandes armées et de la terreur généralisée. Détérioration de la situation sécuritaire, déplacement des populations, crise humanitaire et économique, impasses et tentatives de sauvetage politique : le paysage haïtien n’en finit pas d’inquiéter. Pour autant, nombreuses sont les voix haïtiennes qui s’élèvent pour refuser le chaos et dire la résilience de tout un peuple.
Auteur de plusieurs recueils de poèmes et pièces de théâtre, dont les très remarqués Nul chemin dans la peau que saignante étreinte (Cheyne, 2017 ; Prix de la Vocation) et Opéra poussière (Éditions Théâtrales, 2022 ; Prix RFI Théâtre 2021), le poète, slammeur et dramaturge haïtien Jean d’Amérique continue de tisser une œuvre profondément poétique, hantée par l’histoire et les douleurs de sa terre natale. Son dernier recueil, Quelque pays parmi mes plaintes (Cheyne, 2023), est un cri d’espoir et de résistance qui réinscrit Haïti dans la chair du poème.
Sonder le malheur
Dans la première partie du recueil, « Tripes cordées », écrite en mémoire des émeutes de la faim déclenchées en avril 2008 par l’explosion des prix alimentaires, Jean d’Amérique restitue, à la première personne, le climat de détresse et de colère généré par la crise de l’époque : « le lait n’avait pas l’intention d’être mon berger et le prix du pain payait déjà grands soupirs à mes parents ». La poésie mémorise l’altération tragique des corps et des repères : le berceau devient un « barbelé », le biberon est « muet» et les joues « ne font qu’archiver désastres ». Le quotidien de la famine est fait de spasmes et de fardeaux, de promesses sombres et de tracas sans fin.
En sondant le malheur haïtien, Jean d’Amérique juxtapose des images saisissantes pour créer une immense scène de la souffrance, un « opéra luisant de casseroles vides » où retentissent simultanément la peine et la colère. Filant les métaphores alimentaires, le poète évoque la transformation du langage sous l’effet de la détresse absolue : « grandir » est un « pauvre verbe » devenu « trop passif » et l’écriture se fait désormais avec les « gribouillages » des intestins devant « le tribunal des calories». Et comme ailleurs dans le recueil, les blessures du passé semblent sans cesse rejaillir sur le présent : « aujourd’hui, autre marée, même abysse […] aujourd’hui, autre vague, même embrun ».
« Humilier la honte »
Où trouver donc la force de résister au milieu du chaos ? Jean d’Amérique fait appel à l’ironie et à la dérision, lançant des piques à l’UNICEF et à la Banque Mondiale, à l’Académie française et au Programme alimentaire mondial, dénonçant ici « la politique publique du bâillement continu » et célébrant ailleurs « l’art d’humilier la honte ». La poésie de Jean d’Amérique a cette capacité fulgurante de condenser l’épreuve de tout un pays dans des images criantes de vérité : « chez nous la coutume veut que dans la salle à manger nos révolutions avortent trois fois par jour », ou encore : « pour toute réponse au printemps, nous allons par les jardins semer cercueils, à la place des arbres nos veines donnent racines à des oraisons criblées de balles réelles ».
En sondant le malheur haïtien, Jean d’Amérique juxtapose des images saisissantes pour créer une immense scène de la souffrance
Mais le destin d’Haïti, nous rappelle le poète, est d’arracher l’espoir du cœur même de la pénombre, de faire pousser l’avenir sur les racines du malheur : « nos têtes toujours regorgent de projets guidés par les ténèbres, notre futur s’ouvre mûr de faux pas après la pluie ». Dès lors, on comprend pourquoi la poésie de Jean d’Amérique est toujours en partance, animée d’une envie de recommencer, de changer d’espaces et de temporalités, de s’incarner dans une forme de renouvellement continu et salutaire : « nous convoitons l’envol, quelque nouvel éclat pour secourir nos visages ». Un secours qui ne peut être envisagé, comme dans les autres recueils du poète, que sous « les rayons lucides de [la] mère-soleil », figure incontournable du va-et-vient entre la vie et le songe.
Douleur et devenir
Dans « douleur-fleuve », la deuxième partie du recueil, Jean d’Amérique s’intéresse à un autre épisode douloureux de l’histoire récente d’Haïti. En 2010, le déversement des latrines de soldats onusiens dans le fleuve Artibonite provoque une contamination massive des eaux et le déclenchement d’une vaste épidémie de choléra. En quatre chapitres dominés par les thèmes de l’opacité et du vide, le poète convoque poissons, oiseaux et arbres pour dire la beauté d’un paysage haïtien violé au nom d’une « mission de stabilisation » puis enfermé dans une suite de stéréotypes et de visions réductrices ou condescendantes.
Dans la troisième et dernière partie du recueil, « avancer malgré », la poésie devient le lieu d’une synthèse marquée par l’attachement au pays et le questionnement de son devenir : « sans doute faut-il reléguer les plaies pour accueillir nos élans ». Ici, le regard vers l’avenir est porté par l’émergence notoire du « nous » : « nous nous exerçons à racler nos propres ecchymoses » ou encore : «là où nous nous cherchons peuple, s’érige un royaume de chair morte, acclamé par l’acerbe sous nos langues, se déploie en furie le sel premier du chaos, et nous naissons rouillés, éternel pays-sable en voie de développement sous les paupières ». Là encore, la parole du poète s’acharne à dire le lien organique avec la terre natale, la naissance sans cesse renouvelée à partir de l’amertume et du chaos.
Vibrations de la terre natale
Dans cette « terre soûle de cahots » qu’est Haïti, nous dit Jean d’Amérique, le songe rime avec le sang, les ruines ne sacrifient jamais la beauté et les nausées s’accompagnent souvent de silences. La précarité haïtienne se lit dans la succession des ténèbres et des aurores mais aussi dans le retour tragique d’une histoire marquée au fer rouge de la violence. Le poète est littéralement obsédé par sa terre natale, constamment habité ou rattrapé par sa douleur : « certains soirs, un dru jet de sang vole les vêtements d’un ange et vient me réveiller : me revoir disloqué rue de l’enterrement, où une constellation de morgues veille sur ma prochaine heure, telle charogne sous règne des mouches ».
Il y a dans la poésie de Jean d’Amérique cette vibration singulière qui cisèle les paysages, bouscule les frontières, s’acharne à mesurer l’écart, à la manière de Césaire, entre le poème et la terre natale, entre la mémoire d’un peuple et les sillons de ses blessures. Dans les dernières pages du recueil, le poète s’acharne à rêver de « lendemains sans fêlure», célébrant une fusion corporelle et libératrice avec le pays natal : « terre en moi debout, train à l’assaut de mes entrailles […] je garde de toi le seul poème qui vaut le coup : un flot humain qui court les rues sans marcher sous l’ordre des feux rouges ».
Haïti au miroir du poème
Qu’il interroge le « lexique d’illusions » qui étouffe le pays ou qu’il célèbre cette « terre de poètes » qui n’en finit pas de sécher ses larmes, Jean d’Amérique sculpte les douleurs de son peuple dans la matière malléable du poème. Il y a là une véritable leçon de résilience poétique car l’écriture de la poésie est précisément le geste qui consiste à « avancer malgré », à « frayer une ligne parmi corbillards et fleurs ». Comment vivre et penser Haïti sans poèmes ? Voilà la question essentielle à laquelle est confronté le lecteur de ces pages qui s’obstinent à dire le besoin vital de poésie : « il n’y a pas de poème dans les couloirs du parlement, parlement de poches à remplir, il n’y a pas de poésie dans les plaies corrodant nos étreintes, il n’y a pas de poésie dans les protocoles des ambassades qui pissent dans nos chambres ».
On l’aura compris : la poésie de Jean d’Amérique ne fait pas que ressasser les souffrances haïtiennes. Chaque fragment enregistre la douleur partagée et la transforme en jalon dans la quête de ce pays autre qui tarde à éclore, de ces lendemains lumineux que dessine le souffle foudroyant du verbe. Avec sa grammaire disloquée et ses récits désarticulés, cette poésie est le reflet du processus fondamental par lequel la plainte devient progressivement une présence poétique : « larme après larme, se découd la phrase, herbe qui saigne à durer sous le métal, et gémir devient la plus sûre échelle vers la voix ».
C’est peut-être de là que nous parviennent les échos universels de la poésie de Jean d’Amérique. La douleur des peuples malmenés n’est nulle part plus visible que dans le miroir infaillible du poème. Le recueil s’ouvre sur un vers du poète palestinien Mahmoud Darwich, traduit dans les années 1980 par le marocain Abdellatif Laâbi : « J’ai interrogé le poème, et les nuages lui montèrent aux yeux ». On pense naturellement à Gaza, sœur en souffrance de Port-au-Prince à laquelle Jean d’Amérique rendait hommage en mars dernier à la Maison de la poésie dans une interprétation bouleversante de son album Mélancolie Gang. On pense aussi à ce qui fait l’essence de cet univers poétique qui reconnaît la souffrance mais refuse le renoncement : les larmes se confondent avec les nuages, le poète interroge ses écrits et la douleur se transforme, sous nos yeux, en chant d’émancipation et de dignité : « par les rues fleuries de lacrymogènes nous voguons en quête d’un arôme digne de la mélodie-peuple ».
- Jean d’Amérique, Quelque pays parmi mes plaintes, Cheyne, 2023, 192 p., 18 €.
- Jean d’Amérique sera présent au Festival Haïti Monde du 24 au 26 mai 2024.
- Crédit photo : © Jorge Luis Alvarez Pupo