S’immergeant au plus profond de nos mémoires, fouillant les pages gribouillées de nos manuels scolaires, ou les souvenirs diffus de quelques bibliothèques familiales, le nom de Jean Grenier, décidément, ne nous dit rien. Maître et modèle d’Albert Camus, po ète et critique d’art reconnu, Jean Grenier marqua pourtant son siècle par sa singularité. Il nous parait donc juste, aujourd’hui, de donner à celui qui peignait si bien l’éclat doré de la mer un peu de la lumière qu’il se proposa, humblement, de nous apprendre à voir.
Jean Grenier, c’est d’abord le récit d’une quête. L’écrivain désormais discret que l’ombre titanesque d’un Camus camoufle, fait froncer les sourcils des libraires. Et cela, sans doute, parce que la grande majorité de son œuvre n’est plus éditée de nos jours. Mais en trouver des fragments, chercher à rassembler les morceaux disparates de sa pensée, c’est oser l’aventure et se risquer à rencontrer le génie. Sans l’ombre d’une hésitation, il vaut bien la peine de braver les mines étonnées des bouquinistes et de revenir, souvent, bredouille.Jean Grenier fut philosophe et homme de lettres. Pour autant, aucune de ces deux disciplines ne le reconnut pour sien. Il fut également ce professeur marginal qui passionne, révèle les vocations et marque les mémoires. Il pensa donc, et écrivit, beaucoup. Son œuvre, dense et polychrome, refuse le confort des systèmes que l’on plaque machinalement sur les expériences. L’auteur leur préférait l’appréhension sensible. C’est à travers plusieurs petits récits, chacun baignés d’une lumière vive, qu’il se propose de présenter sans formules sibyllines ni artifices la mort qui anéantit, et l’incomparable beauté du monde.
L’ouvrage qui le révéla en 1933, Les Îles, est également celui qu’il proposa à ses élèves du lycée d’Alger. L’un d’eux ne put jamais s’en défaire, c’était Albert Camus.
« La vérité du monde était dans sa seule beauté, et dans les joies qu’elle dispensait. Nous vivions ainsi dans la sensation, à la surface du monde, parmi les couleurs, les vagues, la bonne odeur des terres. (…) Il nous fallait des maîtres plus subtils et qu’un homme, par exemple, né sur d’autres rivages, amoureux lui aussi de la lumière et de la splendeur des corps vint nous dire, dans un langage inimitable, que ces apparences étaient belles, mais qu’elles devaient périr et qu’il fallait alors les aimer désespérément. » (Préface des Îles, Albert Camus).
La révélation des îles
Jean Grenier naît en 1898 en Bretagne avant de monter à Paris suivre des études de lettres au lycée Louis Le Grand, puis en Sorbonne. En 1922, il obtient l’agrégation de philosophie et devient professeur. Le jeune homme enseigne alors dans des lycées à Avignon, Naples, Alger, mais aussi à Alexandrie et au Caire. Avant d’être philosophe, il est pédagogue et détonne en sortant ingénieusement du cadre. Ses élèves sont surpris de voir ce professeur mimer de grands discours, ironique et farceur. Fantaisiste, il leur apprend à penser.
Grenier publie bientôt Les Îles qui le révèle en-dehors de sa salle de classe. Dans cet ouvrage, qui met en perspective l’homme face à la terre, à la lumière et à la mer affleure son scepticisme à l’égard des dogmes un peu usés. Là, enfin, l’auteur s’illustre en poète sensible et contemplateur. Son vocabulaire est toujours simple et ses images bouleversantes. Les mots de Jean Grenier sont comme des coups de pinceaux brefs et azurés qui montrent la mer, le ciel. Car c’est le paysage qui anime la pensée.
Les Îles symbolisent une solitude : celle de l’homme. La fin inéluctable induit en effet un rapport particulier aux réalités. Les connaissances, à travers les lectures notamment, sont de vaines fortifications. Il s’agit plutôt de faire conscience de tout, et d’arrêter sa course pour regarder et pour sentir. Car sentir, c’est remplir un peu ce vide qui nous désespère, et qui nous alourdit considérablement. Pour dépasser sa mélancolie et combler un peu le rien, il faut donc, selon Grenier, observer le spectacle de la nature.
« Il est donc bien vrai que dans ces immenses solitudes que doit traverser un homme de la naissance à la mort, il existe quelques lieux, quelques moments privilégiés où la vue d’un pays agit sur nous, comme un grand musicien sur un instrument banal qu’il révèle, à proprement parler, à lui-même. » (Les îles Fortunées, Jean Grenier).
L’ouvrage se présente comme un voyage à travers plusieurs tableaux. Jean Grenier nous propose de suivre ses déambulations dans le monde méditerranéen, ou dans celui de son enfance, pour assister à ses prises de conscience. Les mêmes réflexions relient chacune des parties : qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce qui l’anime et l’enchaîne ? Pour l’auteur, l’homme est un être médiocre qui se débat entre deux mondes : il est à la fois animal, moins que lui-même, et divin, un peu au-dessus de lui ; toujours mal à l’aise dans cet espace qui lui a été donné, et ne sachant y trouver sa place. Le spectacle de la nature, la découverte d’un paysage, d’une lumière singulière, le dépasse absolument tout en le ramenant à des racines trop terrestres pour lui.
Ainsi, le monde sensible incarne tout à la fois la condition humaine inconfortable et cet ensemble de sensations qui permet de recouvrir les tourments du quotidien jusqu’à les faire taire un instant. L’homme n’est donc pas un spectateur à la hauteur des paysages que lui offre la nature. Mais, s’il est statique, en regardant, écoutant et sentant, il se lie sensiblement aux éléments qui l’entourent, et alors, il n’est plus tout à fait seul. Car partout l’Absolu résonne en silence.
Jean Grenier est également un pédagogue qui revoit le genre de l’essai et l’enrichit de son écriture précise, « musicale » dira Camus, qui découle des observations tirées de la rencontre d’un homme malade, ou de l’adrénaline liée à la découverte d’une ville nouvelle. Ces moments de vie sont pour Grenier comme des introductions. Le récit reste à chaque fois comme suspendu. L’auteur opte pour une écriture qui suggère, propose, et ne conclut jamais. La fin de chacun de ses petits récits tonne ainsi dans le vide. La page suivante est blanche : on entame une nouvelle histoire. L’auteur croit en la liberté de l’homme, à la possibilité de faire des choix. Il nous les offre volontiers. On peut alors décider de fouiller pour comprendre mieux sa vision sensible, son impossible indifférence face aux réalités qui heurtent ou au contraire, se délecter de ses confessions en se laissant guider à travers les promenades visuelles sans plus y penser.
De la poésie et plus encore
Une deuxième création littéraire importante marque l’œuvre de Jean Grenier. Après avoir achevé, en 1936, sa thèse de philosophie consacrée à l’existentialiste Jules Lequier, dont il retrace la vie et regroupe l’œuvre, il rédige Inspirations méditerranéennes dont le titre fait référence à la conférence que Paul Valéry prononça en 1933 à l’université des Annales. Ce dernier, qui y était invité à parler de lui-même et de ses créations, choisit alors d’évoquer son rapport à la mer.
« Certainement, rien ne m’a plus formé, plus imprégné, mieux instruit — ou construit — que ces heures dérobées à l’étude, distraites en apparence, mais vouées dans le fond au culte inconscient de trois ou quatre déités incontestables : la Mer, le Ciel, le Soleil. Je retrouvais, sans le savoir, je ne sais quels étonnements et quelles exaltations de primitif. Je ne vois pas quel livre peut valoir, quel auteur peut édifier en nous ces états de stupeur féconde, de contemplation et de communion que j’ai connus dans mes premières années. » (Inspirations méditerranéennes, Paul Valéry).
Jean Grenier resserre alors le sujet de son œuvre : elle sera tout entière tournée vers la mer Méditerranée. Elle, dont le pourtour est jonché des vestiges des grandes civilisations du passé, est le lieu de la mémoire, de la grandeur de l’homme combinée à celle de la nature. Ça n’est plus un essai, mais un chant. L’auteur, dans des formules d’une beauté inouïe, marque les esprits. La poésie est l’irruption du nouveau dans ce qui semblait tout à fait monotone. Grenier ne la définit pas seulement : son œuvre en est une démonstration. Dans un assemblage délicat de mots, pourtant mille fois ressassés, l’image est née, elle « palpite ». C’est de la poésie. On retrouvera des éclats de cette écriture dans le Camus des Noces ou de L’Été, en particulier dans le chapitre « La mer au plus près », dans lequel l’élève rend un flamboyant hommage au maître.
« Déployé dans la magnificence du monde sensible, le désir de l’homme n’était plus une ombre fugace mais une trainée de lumière, un cri de joie qui allait mourir sur le visage des mondes les plus lointains. » (Inspirations méditerranéennes, Jean Grenier).
« Au juste milieu de l’Atlantique, nous plions sous les vents sauvages qui soufflent interminablement d’un pôle à l’autre. Chaque cri que nous poussons se perd, s’envole dans des espaces sans limites. Mais ce cri, porté jour après jour par les vents, abordera enfin à l’un des bouts aplatis de la terre et retentira longuement contre les parois glacées, jusqu’à ce qu’un homme, quelque part, perdu dans sa coquille de neige, l’entende et, content, veuille sourire. » (L’Été, Albert Camus).
Jean Grenier, plus encore dans cet ouvrage, choisit d’affronter sa solitude. Il s’isole dans cette foule anesthésiée, lui qui cherche à sentir. Dans cet agrégat d’ombres solitaires, qui avancent, mécaniques, l’auteur décide de partir à la rencontre de son néant, cette « plaie béante ». L’auteur se laisse néanmoins imprégner par d’autres solitudes en tentant d’embrasser son propre vide. Il en prend notamment conscience en visitant Rome. La ville italienne, alourdie par son riche passé, exhibe partout son histoire. Grenier se délecte des flâneries à travers les ruines hétéroclites qui lui permettent de s’approcher de l’homme et de « quelque chose de plus grand que l’homme ».
« Par instants, au fond d’une impasse, j’entendais résonner un battoir ; mais non, c’était le timbre d’argent de la solitude, qui réveillait en moi des échos indéfiniment prolongés. » (Inspirations méditerranéennes, Jean Grenier).
Une ode à la retenue
Dans la sphère culturelle, la place de Jean Grenier n’était pas anecdotique. On l’a vu, il est celui qui inspira Albert Camus. Leur relation, remarquée à travers de nombreuses préfaces et déployée dans leurs correspondances, est avant tout l’histoire d’un coup de cœur qui dépasse le cadre littéraire. Les deux hommes étaient amis et chacun eut un impact particulier sur l’écriture et les perspectives artistiques de l’autre. En 1944, Albert Camus introduisit Jean Grenier à la rédaction du journal Combat, un quotidien élaboré pour la Résistance, auquel Jean-Paul Sartre et André Malraux participèrent. Son rapport particulier à l’esthétique lui permit de devenir responsable de la rubrique « Art », puis de professer plus tard à la Sorbonne. Grenier allait à la rencontre des artistes dans leur atelier pour évoquer avec eux leur rapport à la création. Sa démarche dépouillée de préjugés dédramatisait la rencontre : ce n’était pas des entrevues, mais plutôt des conversations. Sa carrière journalistique fut importante et il écrivit pour divers journaux, notamment La Nouvelle Revue Française, L’Express ou L’Observateur.
On dit que l’homme était discret. De son vivant, son œuvre abondante ne passa pas inaperçue. En 1968, il reçut le grand prix national des Lettres. La même année, il publia Souvenir, son hommage à Albert Camus mort accidentellement huit ans plus tôt. Grenier prônait à chaque instant la modestie et n’aimait pas être au centre de la scène. S’il a fini par s’effacer, c’est peut-être parce que les artistes qui l’entouraient alors s’accommodaient mieux de la lumière des projecteurs. Jean Grenier préférait, c’est certain, se baigner dans celle du soleil et de la lune.
Bibliographie :
Grenier, Jean, Les Îles, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1977.
Grenier, Jean, Inspirations méditerranéennes, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1998.
Camus, Albert, Noces suivi de L’Été, Gallimard, coll. « Folio », 1972.