Schroderest un aveu, de ceux qui sont si lourds qu’ils se muent en récit. Amity Gaige fait résonner dans son premier roman, la voix de cet avoué, cet accusé qu’est Erik Schroder. À quelques semaines du procès qui le condamnera pour l’enlèvement de sa fille, le condamné offre son histoire. Pourquoi s’était-il toujours fait passer pour un autre ? Pourquoi a-t-il kidnappé Meadow ? Amity Gaige signe un roman à suspens, témoignage à la première personne, où le road trip épouse les mouvements d’une âme en crise d’identité, en crise de paternité.
«J’étais Eric Kennedy. Je le savais. C’était moi qui l’avais décidé (…) J’avais écrit l’histoire de ma vie à quatorze ans.» Eric Schroder s’est inventé, a superposé à son existence celle d’un d’un «moi» nouveau. Eric Kennedy épouse Laura, parvient au type moyen et normal de l’agent immobilier américain, devient «un type bien». Il donne la vie et dans le mensonge vient au monde une réalité, une petite fille. Elle s’appelle Meadow.
Or, Schroder s’est construit comme un roman, une fiction dans un monde qui vit en vrai. Ce monde créé les crises immobilières, l’essoufflement des couples, les divorces, il retire les droits de visite. Création contre création, celle de Kennedy s’effrite et se consume. «Ce moi était un type bien -je le pensais vraiment et des tas d’autres gens le pensaient (…) C’est cependant durant tous ces jours où j’ai erré, insomniaque, mal ras é, totalement déshydraté, que m’est clairement apparu l’extrême inflammabilité de ma vie. Et que j’ai compris que mon amour pour Meadow serait la dernière chose à se consumer.»
Sauver le père en Kennedy, sauver la seule chose assurée, réellede cette vie volatile et inventée. Schroder enlève Meadow et s’y cramponne comme au fruit le plus solide de sa propre création, la création Kennedy.
Fuite et errance
«Se sauver», verbe qui semble se lier parfaitement à son synonyme «fuir» dans le cas d’Erik Schroder. Se sauver est ici une translation, d’un point vers un autre. L’objet Schroder se volatilise et renaît plus loin à l’autre bout d’un segment rectiligne. Ce sont ses points de réapparition qui nous sont contés, insérés entre les feuillets du journal de bord de son voyage avec Meadow. Schroder retrace au premier sens du terme, les «lignes» de son existence : celle qui traversait l’atlantique, celle qui l’emmenait de Dorchester à Albany. Schroder n’a cessé de se déplacer et nous ne connaissons rien de ces mouvements si ce n’est leur terme : une identité nouvelle. A la fuite géographique s’unit la fuite identitaire. Schroder se sauve de son passé, se revêt d’une nouvelle histoire pour ne pas se faire rattraper. La fuite est un salut et s’impose comme une directive vitale. Et Schroder de s’entendre dire enfant «Bien sur que tu ne t’es pas battu. Ce n’est pas normal de se battre. En vérité il est normal de fuir»
Le combat pour la garde avorte dans un départ précipité pour le Nord, à bord d’une Mini Cooper volée. Pourtant, pas de fuite ici, faute de projet, de projection à proprement parlé vers un ailleurs prescrit. Nous sommes entrainés dans une errance dont le mouvement vague débute sans préméditation. L’errance ne se projette pas, elle se perd dans une multitude de décisions abandonnées. Aussi la forme du journal s’adapte-t-elle parfaitement au récit d’un voyage où Schroder n’est plus seul maître à bord, maître de son destin d’éternel ressuscité. Cette fois-ci il y a Meadow. «Ce qui suit est le journal de notre errance à Meadow et moi, depuis notre disparition»
De l’identité d’un père
La problématique de l’identité fictive de Kennedy croise celle de son identité de père. En naissant, Meadow devient la matérialisation de cette production qu’est l’existence d’Eric Kennedy: «Elle a levé les yeux sur moi. J’avais trente-quatre ans- je n’étais pas vieux, mais j’étais assez âgé pour remarquer les marges roussies du rouleau de mon existence. Cette enfant… Fallait-il y voir la clé de ma vie ?».
À travers le témoignage de Schroder, identité et paternité se lient avec force. En Meadow se loge une part d’Eric Kennedy. Elle est comme l’assurance d’un dernier refuge à cette existence qui se dissout. L’amour filial s’affirme comme un dernier espoir de survie de soi. Ainsi Schroder peut-il dire dans ce témoignage dédié à Laura, son ex-femme : «Tu es peut-être surprise d’apprendre que jusqu’à présent je me souciais rarement d’être démasqué». La paternité se fait gage de son existence, seul reste l’acte désespéré de l’enlèvement pour se conserver quelques jours encore.
Kennedy a participé à la construction de son enfant, argument que l’accusé ne cessera de brandir pour s’affirmer comme père. Pourtant, il y a en Meadow quelque chose de Schroder, il y a sa langue natale, celle qui surgit dans le texte comme une revenante. La fillette abrite Kennedy comme elle abrite Schroder et dans le roman jaillissent deux récits : l’histoire passée de l’homme étant irrémédiablement appelée par l’intrigue présente qui le lie à son enfant. Le personnage de Meadow est le carrefour de deux existences, les deux vies d’Eric Schroder.
Avec Schroder, Amity Gaige traite avec force de questions humaines complexes qu’elle manie avec finesse grâce à la malléabilité du genre romanesque
Avec Schroder, Amity Gaige traite avec force de questions humaines complexes qu’elle manie avec finesse grâce à la malléabilité du genre romanesque. La narration à la première personne se transforme, s’étire et s’étoffe. À la simple et froide «lettre d’excuses», à l’impersonnel grief juridique, aux gros titres de tabloïds se substitue un document humain, le journal d’une vie d’errance physique et psychique. Gaige parvient à signer un roman à suspens malgré le caractère rétrospectif et sans issue de son récit: ce qui nous tient en haleine ce sont les mouvements d’une âme vagabonde irrémédiablement entrainée par le désir d’exister.
- Schroder, Amity Gaige, Belfond, 342 pages, 22 euros, 6 mars 2014.
Clara Lerousseau