Dans ce troisième volet de la captivante saga Du pays des autres, J’emporterai le feu, Leïla Slimani livre le récit poignant des relations et des drames intimes qui unissent les dernières générations de la famille Belhaj-Daoud – famille haute en couleurs, pleine de vie et de passions, évoluant dans le décor d’un Maroc divisé des années 1980 aux années 2010. La plume de Leïla Slimani tire le portrait de ces personnages fictifs, aux caractéristiques, aux tourments, aux pensées et aux joies si vraisemblables qu’ils s’incarnent progressivement sur la toile filée des pages de cette grande fresque historique et générationnelle.

Les pages défilent et nous happent à mesure qu’un univers au réalisme palpitant et aux détails finement retranscris s’étend au-devant de notre imagination. La narration s’inscrit sur quatre décennies, au rythme des élans de cœur et de vie de ces personnages, attachants et déroutants, qu’on découvre surtout indomptables. J’emporterai le feu est une galerie vivante de portraits et d’aventures dont il est difficile de s’échapper une fois qu’on s’y attache. Si les chapitres s’attardent sur chaque individualité en leur prêtant une voix, des yeux, des désirs et des rêves, le roman en lui-même est un recueil polyphonique de témoignages générationnels. Les personnages précédemment esquissés accueillent deux nouveaux visages que sont les filles Mia et Inès, deux personnalités fortes aussi charmantes que tumultueuses. On découvre leur jeunesse dans les bras d’Aïcha, de Fatima ou de Selma, leurs désirs, leurs déboires d’adolescentes et leurs difficultés à faire corps avec les valeurs occidentales de leur foyer bourgeois et les implicites de la société marocaine. On les observe s’émanciper, s’affirmer, revendiquer leur identité, enfin déterminées à embrasser le monde lorsqu’elles quittent leur pays pour faire leurs études à Paris – espoir que nourrissait déjà en secret la petite Mia : « Ses parents croyaient naïvement que les livres étaient une cape d’invisibilité qui rendait leur fille inaccessible aux malheurs et aux dangers. Ils n’avaient pas compris que Mia y cherchait autre chose que les romans avaient nourri en elle, un immense appétit de liberté, une aigreur à l’égard de sa vie morne et sans relief, à la périphérie du monde. »
On constate les dynamiques qui régissent les différents personnages entre eux, la manière dont s’inspirent subtilement les générations entre elles. Le récit décrit l’accouchement délayé par un match de foot d’Aïcha, la tentative d’étouffement de Mia sur sa petite sœur qui vient de naître, l’accident de voiture dramatique de Selma, les difficultés d’intégration de Mia au lycée Descartes puis dans sa prépa parisienne au ciel gris, un voyage à New-York d’Amine et Mathilde, les grands-parents, en complet décalage avec la nouvelle réalité de leur fils photographe Salim, la frustration de Fatima, la servante analphabète au service des Daoud depuis vingt ans, le chômage mal-vécu de Mehdi qui n’ose plus sortir de chez lui, la collocation parisienne d’un été des deux sœurs, les funérailles d’Amine le jour de l’attentat à New York des tours jumelles et la frustration de Mathilde : « Oussama Ben Laden […] lui avait volé ce qu’elle avait alors de plus précieux : son deuil et son chagrin au moment d’enterrer l’homme de sa vie », jusqu’aux derniers mois du cancer de Mehdi après sa sortie de prison.
Chaque individu se retrouve greffé aux dynamiques intrafamiliales qui composent sa vie en affirmant parallèlement une identité propre ; les sentiments et les aspirations des personnages, dépecés et scrutés à la loupe, se détachent ainsi sur un récit à la chronologie fragmentée : « Inès pressentait chez sa tante à la fois une force démesurée – elle vivait seule et libre – et une tristesse désespérée – elle vivait seule et libre. Elle l’admirait. Elle voulait être elle ou plutôt elle désirait réparer le destin de Selma, être elle en mieux. » Le passé et le présent se font écho dans une logique impérieuse, celle d’avancer, d’évoluer, de porter le feu, même s’il doit trouver son étincelle dans le pays des autres.
Chaque individu se retrouve greffé aux dynamiques intrafamiliales qui composent sa vie en affirmant parallèlement une identité propre et en rupture de l’autre.
Donner corps à des voix – l’art du roman
Dans la société marocaine des années 1980-90, qui clame être moderne mais demeure malgré tout brimée dans sa liberté d’expression et ses mœurs, chacun peine à trouver sa place et sa voix : « Parfois, il se disait qu’il suffirait d’une étincelle pour que tout se mette à bouillir et qu’éclatent des émeutes, comme en 1965. Tous les ingrédients étaient réunis : la sécheresse, la coûteuse guerre au Sahara, l’inflation. Le pays était à genoux, misérable, fatigué des promesses non tenues. » Les corps que Leïla Slimani dessine sont entravés par les répressions d’un régime autoritaire, par la prison, la honte, l’islamisme ; l’histoire milite en ce sens pour la dépénalisation de la sexualité au Maroc où les désirs, l’amour, l’homosexualité sont encore conditionnés par l’État.
Pourtant, l’autrice parvient à tracer les contours sensibles de réalités plurielles, inspirées de son histoire et de celle de sa famille, mêlant la fiction romanesque à des éléments biographiques pour créer un récit parallèle à la force transcendante. Mehdi le père, brillant et ambitieux, s’établit à la tête du Crédit Commercial du Maroc après avoir été au ministère de l’Industrie et dirigé, jusqu’en 1976, la Fédération de football. Il relève la société à force d’efforts et de convictions. Pourtant il suffira de quelques diffamations auprès du roi Hassan II pour qu’il se retrouve démis de ses fonctions et consigné chez lui, calomnié et honteux. Il finira en prison, prêchant encore et malgré tou...