L’immense Septologie, « œuvre-somme qui contient les autres œuvres », dont le dernier volume, «Un Nouveau nom » vient enfin d’être publié en français, creuse et déploie jusqu’à saturation les motifs d’inquiétude et de désespoir déjà esquissés dans les œuvres précédentespour tenter, peut-être en vain, de nous en consoler.

Du silence, et du vide
Il y a dans l’œuvre de Jon Fosse quelque chose de profondément rassurant et inquiétant à la fois. Au fil des récits qu’il déploie dans une prose lente et haletante – et que le public francophone connaît surtout au théâtre grâce aux mises en scène de Claude Régy et de Patrice Chéreau –, nous suivons des personnages menant des existences simples et ruminantes, sur fond de paysages norvégiens, vagues, froids, indéterminés. Il ne s’y passe en général pas grand chose. Mais les personnages aux noms étranges, parfois anonymes, souvent taiseux et solitaires, n’en sont pas moins traversés par les déchirures de la vie, les hantises du passé et l’angoisse du néant.
“Sobriété, abstinence, ascétisme, solitude : la consolation est ici un véritable art de l’extinction.”
S’il a fallu sept jours à Dieu pour créer le monde, il en faudra autant au narrateur de cette Septologie pour se dépouiller du poids de son existence. Peintre, veuf, fervent catholique, vivant reclus sur la côte-ouest norvégienne, Asle est tourmenté par des images, souvenirs, pensées, que le lecteur découvre au fil de ses pérégrinations : sept jours, sept chapitres, durant lesquels il se rend à Bergen pour apporter ses dernières toiles à son galeriste, s’occupe de son étrange ami homonyme en train de mourir, rencontre une femme nommée Guro, reprend la voiture pour rentrer chez lui, discute et dîne avec son voisin Åsleikavant de retourner à Bergen, revenir chez lui, etc. Mais sept jours durant lesquels, surtout, il ressasse tout ce que la vie lui aura, depuis l’enfance, chargé sur la conscience.
Se dégage alors le portrait d’un homme tourmenté, mélancolique, rongé par l’angoisse, et qui, pour n’avoir pourtant jamais travaillé de sa vie autrement qu’en peignant des tableaux, semble profondément fatigué et au bord de la folie. Juste au bord, car contrairement à cet autre personnage de peintre dont Jon Fosse avait fait le tragique portrait dans Melancholia, Asle n’y sombre jamais tout à fait. Il est certes traversé par des visions, et parfois même emporté par des délires, mais son art et sa foi, la peinture et la prière, semblent l’en prémunir et le consoler de sa détresse. Avec quelques éléments autobiographiques, et surtout beaucoup de virtuosité, Jon Fosse met ainsi en récit la façon dont la création artistique et la piété religieuse aident à supporter l’existence.
Consolation, extinction
Consolation par l’écriture et par l’art – Fosse l’assume explicitement dans un entretien à Eskil Skjeldal (éd. Artège), à propos de son propre travail : « même si je rechigne à l’admettre, l’écriture a été dès le premier jour et jusqu’à aujourd’hui une thérapie, une sorte d’automédication ». Et Asle lui-même ne cesse de le souligner dans le roman : s’il peint des tableaux, c’est pour se soulager, dépeindre et donc défaire les images mentales qui le hantent. Il ne cesse de le répéter : « je dois dé-peindre cette image, […] car quand je vais le faire, et si je parviens à le faire, l’image disparaîtra, elle cessera de m’importuner, elle m’apportera tranquillité et non plus intranquillité, importunité, elle cessera de me hanter ». Et il lui faudra aussi, dans les derniers jours, se débarrasser de ces tableaux mêmes.
Mais il y a aussi l’alcool. Jon Fosse sait de quoi il parle. Boire pour oublier, sans ivresse ni extase.ien de plus commun et rien de plus trompeur : l’alcool ne résout rien, il n’est qu’un éphémère anesthésiant. Ancien alcoolique lui aussi, Asle sait bien que le whisky n’a jamais pu effacer les traumatismes d’enfance qui lui reviennent en mémoire comme autant de flashbacks que le lecteur découvre à différents moments du récit. Il a donc fini par arrêter de boire. L’ami homonyme, en revanche, a sombré dans l’alcool. Jusqu’à en mourir.
Ce second Asle apparaît alors comme un double raté du premier : alcoolique, plusieurs fois divorcé, sans succès. Mais aussi, par un jeu d’identité et de dédoublement entre l’auteur et ses personnages, comme le moi passé et contrefactuel de Jon Fosse lui-même. Je est un autre, à moins que ce soit l’inverse. Entre le dopplegänger de la mythologie nordique et la « contrefaçon » des gnostiques (sur lesquels Fosse a écrit), le second Asle ressemble au premier dans le moindre détail, jusqu’à la sacoche et la coupe de cheveux. Mais il s’y oppose sur la façon de se consoler – l’alcool ou la foi.
“Jon Fosse est une sorte de mystique, mais c’est aussi un mystificateur.”
Vient en effet la consolation religieuse : si Asle (le narrateur) ne boit plus, il s’est converti au catholicisme. Simple substitution d’une drogue à l’autre, diront certains. Asle prie donc quand son double picole. Et Jon Fosse, lui-même converti au catholicisme en 2012, cite Marguerite Duras :...