Après avoir publié son premier roman L’Indésir aux éditions l’Iconoclaste alors qu’elle n’a que vingt-six ans, Joséphine Tassy revient pour Zone Critique sur la parution de sa nouvelle : Dragonne, parue dans la collection Vrilles. L’histoire d’une lutte entre l’esprit et le corps et tous les moments de doute intérieur qui traversent la vie d’une femme. Un entretien signé Estelle Derouen pour découvrir une plume sensible.
Estelle Derouen : Après avoir permis au lecteur de rentrer dans les pensées d’une femme dans votre premier roman L’indésir, paru aux éditions de l’Iconoclaste, il se retrouve dans les mêmes dispositions pour traiter d’un tout autre sujet avec votre nouvelle Dragonne. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce processus narratif ?
Joséphine Tassy : Publier un deuxième texte est une expérience amusante. Je me suis aperçue des points communs entre L’indésir et Dragonne a posteriori, ceux qui peut-être se répèteront dans mes prochains textes.
Ce que j’aime lire, ce que j’écris s’intéresse à la psyché, ce lieu d’exploration et de compréhension du monde. Je vois la psyché comme une interface. J’en parle déjà dans L’indésir, qui est un roman de perception : le personnage principal réalise qu’elle n’est pas un corps mais qu’elle a un corps. Il y a un intermédiaire entre elle et le monde. La psyché devient alors un instrument potentiellement traître, un lieu d’erreurs, d’errances, de doutes.
L’autre point commun entre ces deux textes, c’est mon attachement à la forme. Elle est toujours au service du fond. Les nouvelles et la poésie, d’où je viens, sont forcées de s’interroger sur celle-ci, étant beaucoup plus contraintes que le roman. La nouvelle promet au lecteur un texte captivant qu’il ne va pas avoir envie de lâcher. Dans une nouvelle, une phrase de trop, c’est intolérable ! La nouvelle doit être concise, évocatrice et surprenante.
C’est pour ça que je crois au potentiel de séduction de la nouvelle, encore marginale en France : elle est parfaite pour le lecteur pressé, peu concentré, contemporain !
E.D : Et comment vous est venue son histoire ?
L’idée de Dragonne est née de la lecture d’un article sur un professeur d’archéologie en Angleterre qui faisait cours à ses élèves dans les années 1970. Il y montrait un calendrier fait de 28 bâtons gravés dans la pierre pour marquer le passage des jours. C’était selon lui le premier calendrier fabriqué par l’homme. Parmi ses étudiants, il y avait une future professeure, que l’objet a marquée : quel homme a besoin de compter 28 jours ? Elle a plus tard écrit un livre dans lequel elle expliquait que ce premier calendrier de l’Histoire était probablement l’œuvre d’une femme, qui faisait le décompte de son cycle menstruel. C’est ainsi que j’ai eu l’idée d’une nouvelle en 28 jours.
E.D : Est-ce que ce format de « nouvelle » vous a apporté quelque chose de nouveau dans votre approche de l’écriture en comparaison à votre premier roman ?
J.T : J’ai commencé par écrire des nouvelles, bien avant la parution de mon premier roman. Je n’écrivais que cela. C’était mon format de prédilection et ce sont des nouvelles qui m’ont donné envie d’écrire.
Le premier livre qui m’a donné cette envie, c’était Franny and Zooey de Salinger. Je suis vraiment tombée amoureuse de son style. C’était la première fois que les mots avaient un tel pouvoir d’évocation visuelle. Quand je pense à ce livre, j’ai des scènes de films en tête, comme si je les avais vues au cinéma. J’ai ensuite lu d’autres nouvelles de Truman Capote, Raymond Carver… Beaucoup d’Américains.
Le bouleversement que j’ai ressenti en lisant Carver perdure jusqu’à aujourd’hui. Quand j’ai commencé, vers treize ans, j’aimais écrire des histoires sombres, surtout pour l’exercice intellectuel de la chute, violente en générale. Je préfère aujourd’hui les chutes discrètement préparées, elles saisissent le lecteur sans le choquer. La fin n’est pas tant un retournement de situation qu’une prise de conscience. Mariana Enriquez est une inspiration.
E.D : Sans divulgâcher les subtilités de formes, j’ai eu l’impression d’avoir entre les mains un texte lisible à l’infini. Est-ce une manière de transmettre la teneur cyclique de ce que vit la protagoniste, « parce que le cycle est éternel » ?
J.T : Tout à fait ! Aussi, j’adore relire, c’est à la fois un plaisir et un approfondissement. Idéalement, c’est une nouvelle que j’imaginerais lue une première fois sans aucune idée de l’histoire, puis relue pour comprendre comment chaque détail a été amené.
De manière générale, j’aime cacher des choses dans ce que j’écris, pour instaurer une complicité avec mon lecteur.
E.D : A un moment, vous écrivez : « Elle sait que vendre son art, c’est devenir une œuvre d’art ». En tant qu’écrivaine, vous le pensez ?
J.T : J’ai eu l’impression, parce que j’avais écrit un livre, qu’il y avait une injonction à devenir un produit lisible. Il fallait que je sois compréhensible, qu’on sache d’où je viens, comment j’en était arrivé à écrire ce livre, ce que ce livre signifiait pour moi. J’étais réticente à jouer ce jeu parce que je n’avais pas envie de raconter ma vie. Pour une raison égoïste : je la connais déjà, ça ne m’intéresse pas ! Il y a suffisamment de choses à raconter sur la littérature. Je préfère parler des histoires, elles touchent à l’universel, à toi et à moi, ce qui nous lie. Cela dit, j’ai vite compris que l’on demandait aux artistes de se présenter comme un ensemble cohérent et comestible. Certains en ont même joué, à travers leurs vêtements, leur comportement, pour devenir des personnages. Il ne faut pas voir cela comme un mensonge, plutôt comme une mise en scène dans laquelle l’artiste devient œuvre.
Plus le temps passe, plus je comprends que cette injonction permet aussi de se demander qui on est en tant qu’artiste, à quel point la vraie vie incarne ce rôle. À force de raconter des histoires sur la naissance de mon travail, mes idées, les moments où j’écris, pourquoi, pour qui, j’ai malgré moi construit une histoire de l’écrivaine que je suis. Je commence à comprendre l’aspect bénéfique de cette démarche : elle place l’art au centre de ma vie. Tout ce qui n’est pas art devient une forme de trahison.
Je ne prétends pas définir ce qu’est ou n’est pas un artiste. Pour moi, c’est avoir une place particulière dans la société : celui d’un esprit critique qui se doit de constamment remettre en question son point de vue. Je ne sais pas comment écrire sans adopter cette attitude. En cela, il est indispensable d’incarner son œuvre. Je crois que ça nécessite une forme de courage. Dans une interview, Maria Pourchet disait qu’être écrivain c’était se faire le témoin d’une époque et c’est une position que je trouve pertinente. L’écrivain, dans sa liberté, est responsable de la place qu’il prend à travers ses livres et de sa parole devenue publique. J’ai envie d’utiliser cette responsabilité pour défendre un monde et proposer des perspectives.
E.D : Vous parvenez, avec recul et délicatesse, à parler de l’omerta sur le comportement de certains hommes : « les plus hommes, les plus vieux, les plus blancs qu’elle ». Leur impunité est clairement exposée, sans animosité pourtant, et c’est ce qui est fort. On est loin de la colère généralement exprimée, et tout à fait légitime, pour raconter des faits analogues. Pourquoi ce choix de ton ?
J.T : La colère est légitime parce qu’elle permet de dénoncer un système dangereux et violent, mais on ne peut pas parler que d’elle. On oublie de parler de la réaction la plus répandue : une réaction de survie qui implique de trouver les moyens de continuer à exister dans ce système. Se taire, sourire, ignorer, éviter etc. Je pense qu’il faut le raconter.
Mon personnage ne réagit pas violemment. Elle ne ressasse pas ce qui s’est passé. Elle a développé ce mécanisme de réaction aux micro-agressions : elle admet que c’est une violence inacceptable, elle sait qu’elle est inévitable, alors elle continue sa vie. C’est une résignation utile : elle lui permet de se tenir debout sans être en lutte permanente.
Elle est au courant des dynamiques qui sous-tendent le système et, pourtant, elle accepte des situations qui devraient être inacceptables. La question est pourquoi ? et je tenais à la poser, à interroger cette dissonance commune.
E.D : Vous parlez de « ce doute insupportable » des jours d’avant les règles, du chamboulement et du décalage des émotions qui animent cette période. Finalement, vous montrez toute la méconnaissance sur la complexité de ce que ressentent les femmes pendant qu’elles vivent leurs règles. Il y a un réel accent sur l’aspect mental et non physique, pour une fois. Dans quelle mesure cela vous importait d’en parler de cette façon ?
J.T : Honnêtement, je dirais que ma pensée est plus radicale que ce que j’ai écrit. Jusqu’ici, il était délicat d’aborder le sujet du corps des femmes, de nos expériences physiologiques, parce que la lutte féministe combattait l’essentialisation des femmes, et les préjugés sur notre santé mentale (la femme hystérique). Je pense qu’il est temps de travailler sur ce sujet. Les temps de réflexion changent : de la même manière qu’il y a quelques années, nous étions prêts à penser la soumission des femmes dans les sociétés contemporaines, à dépasser le stéréotype de la femme biologiquement soumise, ce qu’a fait la philosophe Manon Garcia (On ne naît pas soumise, on le devient), nous sommes prêts à penser l’influence du corps sur la vie des femmes.
Je crois même qu’au lieu de penser les humeurs instables des femmes (de certaines femmes) comme une sorte de handicap, incontrôlable, qui nous empêcherait de faire ce qu’on a à faire, nous devrions nous interroger sur les bénéfices intellectuels d’une pensée mouvante.
Je me suis construit une vie qui utilise ce mouvement au lieu de le déplorer, une vie qui admet des périodes où je suis extrêmement productive et d’autres où je le suis moins, mais durant lesquelles ma pensée est plus lâche, plus fertile et plus libre.
C’est parce que notre corps nous trahit si tôt que nous sommes forcées de nous interroger sur nos émotions. Suis-je réellement triste ? Réellement en colère ? Ce sont des questions que certaines sont forcées de se poser très jeunes. C’est une faculté intellectuelle précieuse : savoir douter. Le sujet est délicat, et il se prête à l’écriture de fiction : je veux interroger, semer le doute, encore, et éviter les grandes théories qui risqueraient d’essentialiser les femmes dans une réalité biologique unique.
E.D : En fait, vous retournez la situation en proposant un discours rationnel et positif, une façon de voir cette condition plus ou moins difficile selon les femmes, à leur avantage et je dois dire que cela fait du bien de voir que l’on peut tirer bénéfice de ces fluctuations émotionnelles.
J.T : Sur la pensée des femmes, j’ai lu récemment Moi aussi je pense donc je suis, d’Élodie Pinel, qui s’intéresse aux philosophes femmes depuis l’Antiquité. Elle raconte qu’on a empêché les femmes de créer leurs écoles de pensées, qu’on ne les a pas appelées philosophes mais penseuses, qu’on leur a interdit de développer une pensée intellectuelle.
C’est très excitant d’explorer ces sujets car en vérité, la pensée des femmes a été très peu explorée. Encore une fois, je ne m’intéresse pas à « la pensée des femmes » d’un côté et « la pensée des hommes » de l’autre. Je pense plutôt qu’il faut travailler à connaître et faire connaître la richesse et la diversité des pensées de femmes, comme on a travaillé à faire connaître la pensée d’hommes. Je pense aussi à certaines expériences qui ont peu été étudiées en philosophie ou en littérature, parce qu’elles ont longtemps été réservée aux femmes, comme la maternité ou même la parentalité.
E.D : Vous parlez aussi d’amour dont le personnage préfèrerait qu’il se manifeste en actes plutôt qu’avec des mots. Je voulais donc savoir ce que vous pensiez de la limite des mots.
J.T : En tant qu’écrivain, il y a une responsabilité d’écrire des mots pas toujours jolis. De la même manière que la forme est au service du fond, les mots sont au service des actes. Écrire, c’est être témoin, mais aussi inspirer un futur. Je pense vraiment qu’écrire des livres peut changer des vies ! Les livres peuvent réagencer nos perceptions de la vie et nous inciter à métamorphoser la façon dont on la mène.
E.D : Est-ce que, selon vous, toutes les femmes sont des dragonnes ?
J.T : L’idée est séduisante, mais ce n’est pas ce dont je rêve. Si nous étions toutes et tous des dragonnes, le monde serait un champ de flammes ! Il y a mille façons de se battre, et nous n’avons pas toutes et tous des âmes destructrices. Écoutons plutôt les dragonnes que nous préférerions silencieuses. Le monde a beaucoup à apprendre des dragonnes qui se cachent en nous, elles sauront renverser ce monde sans le détruire.