Entièrement délocalisée en ligne, la 43ème édition du Cinéma du Réel, le festival international du documentaire, se tient du 12 au 21 mars. L’occasion pour Zone Critique de tenir un petit journal des compétitions françaises et internationales, et avec les films présentés, de prendre le pouls du monde et de ses habitants. Au programme du jour (ou plus exactement, de la veille) : des danseuses japonaises, des rollers et des lettres, et la petite lumière verte d’une diode bien étrange.

  • Odokiro de Yoichiro Okutani (2020, Japon, États-Unis, France)

C’est l’histoire d’une fin du monde. Le monde des Odoriko, ces danseuses des théâtres de strip-tease, spécifiques au Japon, et dont la profession s’éteint peu à peu, rattrapée par la modernité dévorante. Elles ne sont plus qu’une poignée à maintenir vivants, pour un temps encore, leur cérémonial et leur savoir­-faire, à raviver de villes en villes les scènes moribondes d’établissements désuets.  La pratique documentaire de Yoichiro Okutani est celle de la patience et de la pudeur : sa caméra, toujours fixe, toujours discrète, accompagne les Odoriko au fil des spectacles et des saisons, investit un univers de loges et de coulisses exclusivement féminin et documente aussi bien l’érosion d’une pratique, des lieux qui l’abritent, que l’intimité partagée des danseuses. A cet égard, un geste, entièrement lié au dispositif mis en place, est particulièrement remarquable : le regard posé sur ces femmes, sur leur corps et leurs costumes, permet au film de sortir du rapport érotique, de le neutraliser un instant, sans le nier pour autant. Au risque de rebuter et de lasser, cette constante sobriété esthétique est une forme de respect et de politesse, un égard pour celles qui doivent se mettre à nu une seconde fois.

La préparation prend alors le pas sur la performance, le temps du quotidien l’emporte sur celui du rêve et de la fantasmagorie. On suit la confection et l’entretien des costumes, traditionnels ou modernes, la gestuelle minutieuse des mains qui parcourent et recousent les tissus. On écoute les appels téléphoniques passés aux familles lointaines – conjoint, enfant, père ou grand-mère – et on mesure l’écart qui se creuse entre la danseuse de la scène et la femme du dehors. Le miroir de la loge inverse les dimensions, remet cinéaste et danseuses face à face, et c’est d’égale à égal que se construit le récit des débuts, des rêves, des doutes et des peurs. Chacune se demande jusqu’à quand elle pourra tenir, continuer sans relâche à se transformer, avant de renoncer et de s’en retourner à une vie normale. Une nuit succède à une autre, des hommes, plongés dans l’obscurité de la salle, sont remplacés par d’autres hommes, les numéros s’enchaînent, avant qu’inexorablement l’aube ne recommence, chaque fois un peu plus menaçante et semblable à un crépuscule.

Corentin Destefanis Dupin

Rediffusion du film : aujourd’hui à 13h à cette adresse

  • Courts métrages #3 :  The I and S of Lives de Kevin Jerome Everson (2021, États-Unis), Random Patrol de Yohan Guignard (2021, France) et Baleh-baleh de Pascale Bodet (2021, France)

Le fond de l’affaire, c’est que la beauté d’un film tient finalement à très peu de choses. On peut gloser à loisir sur les réussites et les échecs d’un projet, déployer un arsenal théorique de pointe pour partir à l’assaut de n’importe quelle modalité de récit, toute analyse critique un tant soit peu rigoureuse nous fera immanquablement chuter dans notre quête, terrassé par une irréductible poche de résistance, souverain impérieux de notre sensibilité, juge de dernière instance sur ce qui constitue les contours et l’essence de l’image manquante logée au cœur de sa cinéphilie. Tout ça pour dire que si je devais décrire quelle forme éventuelle la mienne prendrait, je m’aventurerais, sans craindre de trop me fourvoyer, à dire qu’elle pourrait avoir l’allure du dernier Kevin Jerome Everson : une ronde insouciante, pleine de joie, en apesanteur, d’un corps céleste en mouvement, et qui viendrait atténuer un bref instant, par sa simple mais tangible grâce, les turpitudes du monde.

Bien sûr, un récit structurant peut toujours préciser, contextualiser, encadrer ce genre d’épiphanies esthétiques. On pourrait écrire par exemple que ces prises de vue ont eu lieu cet été à Washington, lors du mouvement social provoqué par la mort de George Floyd, et que le derviche tourneur en rollers que vient filmer Everson glisse sur le I et le S du Black Lives Matter inscrit avec des lettres géantes qui recouvrent le bitume. On peut également remarquer que la musique n’est pas étrangère à l’opération d’envoûtement engagée par le film, que la cadence frénétique impulsée par les percussions épouse harmonieusement les courbes dessinées par le patineur, mais transforme subtilement aussi la tonalité des images et l’histoire qu’on s’en fait, y infusant son caractère tellurique, puissant, martial. On peut noter tous ces menus détails, ces petites choses qui n’ont rien d’anecdotique lorsque le dispositif formel d’un film tend à l’épure, à revenir à l’évidence d’une incarnation, à la poésie naturaliste qu’il y a à observer l’interaction d’un corps dansant avec un territoire donné, et donc à nettoyer nos regards fatigués pour les ramener à la beauté immédiate du réel. Mais le fond de l’affaire, c’est qu’il faut avant tout le voir pour le croire.

PS : The I and S of Lives ouvre la projection du troisième corpus de courts-métrages en compétition, suivi de Random Patrol et Baleh-Baleh. Deux propositions cohérentes et chaleureuses, mais manquant pas mal d’inspiration, incertaines surtout dans le portrait qu’elles dressent de leur personnage principal. Et en cas de doute, il vaut toujours mieux se concentrer sur les choses qu’on aime.

Axel Biglete

Rediffusion du programme : aujourd’hui à 16h30 à cette adresse

  • Dear Hacker de Alice Lenay (2021, France)


J’ai du linge à faire, je suis chez mon ex. La machine tourne. Je lance Dear Hacker d’Alice Lenay. Je me dis que ça aurait pu s’appeler : comment tomber amoureux d’une diode ? Je pense à mon vieux projet de thèse sur ce que j’ai nommé la « Technodicée » : la technologie est-elle une théologie mystique ? Dear Hacker, c’est ça. Alice a un hacker : la lumière de sa webcam a lagué. Mais son hacker est insaisissable : il n’est peut-être que l’effet surnuméraire des processus de la machine. Elle appelle ses amies et amis sur Zoom. Chacun, chacune a une hypothèse : une aventure. L’interface, peu à peu, devient un antre pour visages et théories. Il y a des garçons, dont l’un est cartésien à l’extrême et ne saura pas sortir de la logique des idées. L’autre, aux cheveux longs, a réussi à capturer la vie surnuméraire du flux des méta-données. Entre Alice et lui, dans leurs correspondances d’écrans, un écoulement pixel blanc sur fond noir : the ghost in the shell ? Et tandis que je regarde, évidemment, je finis par réaliser l’obvie : my glob ! mais c’est moi, le Hacker d’Alice. Je suis le troisième terme, je suis celui qui voit, invisible sous la diode verte. Et Alice qui n’a pas peur de son Hacker, qui veut le séduire, lui dicter son cadre : c’est donc moi, le spectateur, la spectatrice, qu’elle veut cadrer, qu’elle veut séduire. Tandis qu’une couche épaisse de simulacres s’écoule des interactions binaires ; une autre couche, plus tendre, plus sensuelle, se libère soudain elle aussi : ce garçon aux cheveux longs, n’est-il pas rougissant, timide, comme un amant ? Et l’autre encore, derrière ses algorithmes à binocles rondes, lui qui a si peur qu’une rencontre hors de l’écran n’aboutisse jamais que sur des spectres, où sinue-t-il en vérité ? Dans la spéculation, ou sous le mathème, près du cœur palpitant du poème d’Alice ? Je ne sais pas, la machine à laver a fini de tourner. Je dois partir définitivement de chez mon ex. J’ai eu le temps d’être voyeur, et je suis tombé amoureux d’une diode.

Blaise Marchandeau

Rediffusion du film : aujourd’hui à 20h à cette adresse