Retour aujourd’hui sur le joli roman d’Emmanuel Ruben, Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu qui met en scène Albert Camus et le grand père du narrateur. Mais pourquoi, justement, Albert Camus ?
L’ « orphelin célèbre » et le « matelot inconnu » meurent tous deux en 1957. Albert Camus dans un accident de voiture, le grand-père maternel du narrateur en se suicidant. L’Algérie est leur intersection.
Le narrateur utilise notre Histoire pour comprendre son histoire, ou du moins s’y introduire. Quête identitaire d’un juif algérien à travers la vie romancée de son grand-père. Le dialogue, d’une allure de monologue l’interlocuteur étant mort, entre le narrateur et son grand-père, rythmé par les « tu » diffus dans tout le livre, créé un sentiment de proximité.
On s’y plait dans cette position de voyeur, observant passivement l’histoire que nous raconte l’auteur-narrateur. Son histoire (personnelle ?), celle de sa mère, sa grand-mère, ses tantes. Jamais dans le détail. Toujours à la recherche des causes et en décrivant les conséquences de ce « grand PAN » qui a emporté son grand-père. Et Albert (permettons-nous cette intimité) dans tout cela ? Il ne semble être que le faire–valoir de l’auteur et de sa quête identitaire. Notre orgueil camusien, remuant et excité pendant tout le livre, en sort malheureusement déchiqueté. Ce livre aurait pu être le même sans l’intrusion balbutiante de Camus ? On a tendance à penser que oui…
Alors, pourquoi Camus ? Peut-être pour légitimer l’intérêt littéraire de cette quête identitaire. On évoque Camus, on est donc libre de raconter son histoire, sa « petite histoire » dirait Deleuze : « Qu’elle vive en paix, maman, que vive en paix, longtemps, celle qui m’a donné la vie ». Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu n’a donc été qu’une simple déclaration d’amour à sa mère ?
On a envie de croire que non. Parce que le style est étrangement… camusien. Parce qu’il est tranchant, sentencieux par moment, brutal pour nous sortir de notre torpeur et poétique pour en panser les plaies. Qu’il est agréable de voir Emmanuel Ruben s’emporter pour son Algérie de « Ménilmontant, de Belleville, de La Goutte-d’Or, de Clignancourt […] » pour fustiger le Paris de « Saint-Germain, du Quartier Latin et de la rue de la Paix [rempli de] de fausses blondeurs trépidantes, de clic-clac maniaques, de scooters pétaradants, de limousines sur les grands boulevards, de m’as-tu-vu goguenards ».
Des passages tels des uppercuts, justes, poignants et pertinents abondent dans le livre
Des passages tels des uppercuts, justes, poignants et pertinents abondent dans le livre. Dommage qu’ils ne soient que de passage… Beaucoup de brèches sont ouvertes, aucunes poursuivies ni abouties : le rapport à la mort, la définition d’un héro, le passé colonialiste français, le destin des juifs algériens pendant les « événements » d’Algérie, etc. Ces brèches qui appellent le lecteur, obéissant, à s’y engouffrer sont malheureusement très vite fermées et verrouillées à coup d’affirmations, parfois sans nuances, de l’auteur.
Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnumérite incontestablement d’être lu, ne serait-ce que pour ses fulgurances jouissives. Mais on en sortira à coup sûr avec une question restée sans réponse : pourquoi donc Albert Camus ?
- Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu d’Emmanuel Ruben, Editions du Sonneur, 128 pages, 14 euros.
Shayan Mousavi