Lauréat de l’International Booker Prize, traduit avec maestria par Rose Labourie, Kairos de Jenny Erpenbeck met en scène les frictions entre les deux moitiés d’un monde, ou de plusieurs – celui de Hans et celui de Katharina ; l’Est et l’Ouest ; le passé et le présent. Les froissements s’intensifient, meurtrissent les sentiments et les corrodent – d’amour, cette histoire n’en a que le nom.

« Ce présent qui était notre avenir »
Un soir de juillet 1986, à Berlin, le destin pousse deux êtres dans le même bus, puis sous le même pont, avant que ne les enveloppe la même pluie, cocon humide séparant leurs deux silhouettes du reste de la ville. Hans conduit chez lui la jeune femme de trente-quatre ans sa cadette, dans l’appartement qu’il partage avec sa femme et son fils, absents pour la nuit. Le silence est rompu par la musique qui s’élève de la platine : Bach, Chopin, Mozart et son Requiem, bande sonore de leurs premiers ébats, ces notes lancinantes se faisant sombre présage.
Dès la rencontre de leur regard, elle trouve, sans tout à fait le comprendre, une figure d’autorité en cet écrivain communiste, fervent défenseur de la RDA où ils vivent, un appui ferme, un petit père qui ne faillira pas. Ils se laissent bientôt dévorer par une passion que jamais ils ne perçoivent de manière identique, pas même lors de cette soirée initiale.
« Rien ne sera plus jamais comme aujourd’hui, pense Hans. Désormais, il en ira toujours ainsi, pense Katharina. »
C’est là que se déploie toute l’intelligence stylistique de Jenny Erpenbeck, qui fait se répondre les phrases, va-et-vient entêtant, notamment dans un incipit au rythme martelé, aux répétitions étourdissantes qui matérialisent les rouages des sentiments, ceux de l’une entraînant ceux de l’autre, à moins que ce ne soit l’inverse. Puis ces énoncés brefs, chambres d’écho, commencent déjà à creuser le gouffre infranchissable qui sépare ces deux êtres avant même le début de la fin – mais « le début [ne] cont[ient]-il pas la fin en germe », à moins que ce ne soit l’inverse ? Leurs pensées tues se réverbèrent, esquissant les contours de leurs silhouettes bien distinctes malgré leurs étreintes.

“Les phrases deviennent longues, coulant sur la page, rompant le tempo heurté de leur réalité qui s’oppose ; et...