Que peut l’écriture autobiographique quand elle émerge d’un espace matriciel où se conjuguent l’expérience, la mémoire et la théorie ? En quoi la reconstruction narrative du moi individuel et collectif d’une enfant de l’immigration permet-elle d’améliorer la compréhension des questions de genre, de race et de classe sociale dans la France d’aujourd’hui ? À la fois vigoureux, émouvant et réfléchi, le dernier récit autobiographique de l’écrivaine et sociologue Kaoutar Harchi est un exercice d’introspection et de restitution qui ne laisse pas indifférent. En revisitant son parcours à partir d’une série de blessures et de solidarités structurantes, à la fois mises en relation et portées par l’énergie de l’évocation, Harchi porte un regard sans concession sur les dynamiques sociopolitiques qui façonnent le quotidien des immigrés et de leurs descendants. Une lecture nécessaire et bouleversante pour en finir avec les poncifs et renouer avec l’humain et le sensible.
Je, nous, eux
Si on cherche la vigueur et l’émotion dans le livre de Harchi, on en trouvera les prémices dès l’illustration de couverture. « Nu debout », une œuvre du peintre franco-russe Nicolas de Staël, est un portrait féminin sublimé par le contraste des couleurs et le rythme de la composition. Une toile où se lit, comme un écho au récit, cette tentative de saisir l’intensité conjuguée du corps, de l’existence et de la création. Et c’est en traversant les titres des chapitres qu’on voit cette intensité jaillir de la rencontre entre le nous (« notre présence », « où nous ne vivons pas », « ce qu’on nous promet ») et le eux (« leur haine », « l’autre sang », « les garçons blancs »). Rien de surprenant puisque, pour Harchi, l’écriture est « une contribution collective, vouée à parler de nous » et donc d’eux. Et c’est précisément entre ces deux pôles, au rythme de leurs interactions et de leurs frictions, que se construit et émerge le je de l’autrice, vecteur d’un chemin initiatique et d’une volonté d’action annoncée, là encore, par les titres des chapitres (« j’ignore », « je répondis sincèrement », « la force de mes bras », « ce que j’ai fait de leur nom »).
Au fil des pages, on en vient à comprendre que le je de Harchi est à la fois « l’objet, le sujet et le témoin » d’une lutte qui relève aussi bien de l’individuel que du collectif. Comme nous existons est le livre d’une expérience à la fois intime et partagée, celle de « l’existence minoritaire » des immigrés et de leurs descendants en France, livrée à diverses formes de violence et de pression. Hanté par le besoin de dire et de comprendre cette existence, le récit en reproduit l’éclatement et tente d’en contenir les fragments dans une structure faite de scènes ou de tableaux successifs. Chaque scène s’ouvre sur un souvenir, une sensation, une leçon qui résonne au présent. Dans la scène inaugurale, par exemple, l’autrice observe ses parents pendant qu’ils visionnent le film de leur mariage dans les années 1980 à Casablanca. C’est ce double niveau d’observation qui donne sens à la quête du nous et à la (re)construction du je : « Une partie de moi chercha à se retrouver en cette image d’eux venue du passé. C’est ce que je voulais, espérais : me perdre dans la joie de mes parents, être joyeuse avec eux, que la joie, une fois, soit notre lien ». Tout le projet de Harchi tient dans cette scène originelle où le regard, la quête de soi et le déplacement spatiotemporel constituent le moteur de l’écriture. Saisir, nommer, res(t)ituer : voici la démarche en trois temps développée tout au long du récit.
Hanté par le besoin de dire et de comprendre cette existence, le récit en reproduit l’éclatement et tente d’en contenir les fragments dans une structure faite de scènes ou de tableaux successifs
Corps, signes, espaces
Harchi écrit avec pour matière un maillage de signes évocateurs, souvent inscrits dans les corps de ses sujets. Un grand-père aux mains abîmées, une grand-mère « au front et au menton tatoués », une enseignante à « la peau laiteuse ». Dans l’exercice du portrait, Harchi est attentive aux nuances, aux glissements, aux écarts entre le visible et le sens, entre la surface et la profondeur. Dans l’univers des parents Hania et Mohamed, la force et la fragilité sont les deux faces d’une même vérité. Le rapport de la narratrice à sa mère est tantôt porté par la puissance d’« un lien tendu, fusionnel », tantôt submergé par l’envie de quitter un « monde clos et parfaitement autarcique ». L’expérience de la narratrice, fille d’immigrés marocains née dans l’Est de la France, est indissociable de cette double dynamique, présente tout au long du récit : fusion et séparation, adhésion et exclusion, rapprochement et retrait.
On retrouve cette dynamique comme un élément structurant du paysage urbain : naissance et transformation d’un quartier périphérique, rupture entre grands ensembles et zone pavillonnaire, distance entre les espaces fréquentés par les parents et ceux réservés à leurs enfants, vue d’une chambre donnant sur une aire de jeux où des mères de familles sont « entourées de vieux landaus, de tricycles, de balles de jeu, de grands cabas de courses à carreaux rose et blanc ». Le corps, le signe et l’espace sont trois axes autour desquels se noue la narration et se (re)construit le sens. Chaque détail est la promesse d’un micro-récit : un voile de dentelle blanche, un crucifix de bois, un mini Coran, une affiche de Pocahontas, des sacs de toile, des objets dénichés dans les brocantes. En restituant les gestes, les rituels et les objets qui fondent son univers et celui des siens, Harchi envisage chaque détail comme « un miroir du temps », reflet à la fois d’une époque et d’une expérience commune ressuscitées par l’écriture.
Le corps, le signe et l’espace sont trois axes autour desquels se noue la narration et se (re)construit le sens
Violence et résistance
Au cœur du récit, il y a l’immigré et ses descendants, piégés dans la différenciation et l’exclusion, privés des privilèges et de la légitimité, dominés par la peur et l’incertitude. Puisant dans ses souvenirs de jeunesse, Harchi illustre et décortique les processus d’exotisation, d’isolation ou d’exposition infligés à elle et aux siens. Qu’il s’agisse de la violence dite ordinaire ou du racisme plus ou moins déguisé, le récit donne à lire une brutalité sans nom. Prenant conscience du poids des injonctions normatives et des écarts socioéconomiques qui façonnent son expérience d’enfant de l’immigration, la narratrice s’attelle à scruter ses déchirements et ceux de ses parents. Harchi réussit à condenser ce travail dans des phrases éclatantes de vérité, comme celle-ci qui évoque les vacances estivales des immigrés dans leur pays d’origine : « vider les appartements où nous vivons, ici, pour emplir des maisons, là-bas, où nous ne vivons pas ». La déchirure est inscrite dans ce parallélisme révélateur qui dit simultanément l’appartenance et l’aliénation.
Dans le récit, la violence se déploie à travers plusieurs espaces dont celui de l’école. Pour les parents, le collège privé catholique où ils envoient leur fille sera leur « relais », leur manière à eux de protéger son « honneur » et sa « respectabilité ». À l’inverse, la narratrice y découvre un « espace mortifère » dominé par l’humiliation et le harcèlement, l’inégalité et le racisme. Quand la violence cible le corps de la femme, Harchi montre que d’autres formes de discrimination et de domination sont à l’œuvre. Les attaques contre le voile, par exemple, révèlent que ce dernier dit « quelque chose de la couleur, de la valeur de la peau », cette peau de l’étranger qui « avait fini par recouvrir le tissu ». Alors la résistance s’organise, se fraie un chemin dans les lieux mêmes de la violence et de l’exclusion. C’est au collège, en compagnie de son amie Khadija, que la narratrice fait l’expérience de la communauté solidaire. C’est au quartier, face à l’« ordre policier et racial » qui domine la vie de leurs enfants, que des « mères majestueuses » se soulèvent dans un mélange de courage et de peur. La violence, nous dit Harchi, a réussi au moins ceci : refonder le rapport entre les mères et les filles, créer entre elles les ingrédients d’une sororité tendre et agissante.
La « brèche » sociologique
On l’aura compris : Comme nous existons est un livre sur la manière dont le corps du sujet immigré se redresse, prend conscience de ses blessures et de ses forces, s’active pour modifier, ou du moins infléchir, la réalité sociale et politique qu’on lui fait subir. Les parents de la narratrice, par exemple, déploient « un imaginaire de la résistance – une infra-résistance – faite de plans, de ruses, d’astuces » dans le simple but de décrocher une dérogation scolaire pour leur fille. Plus tard, quand cette dernière découvre en classe de terminale le travail du sociologue Abdelmalek Sayad, pionnier de la sociologie de l’immigration, elle y trouve non seulement « l’assurance d’une représentation » mais aussi et surtout une clé pour comprendre sa lutte et celle des siens.
Comme nous existons est un livre sur la manière dont le corps du sujet immigré se redresse, prend conscience de ses blessures et de ses forces, s’active pour modifier, ou du moins infléchir, la réalité sociale et politique qu’on lui fait subir
Pour Harchi, la sociologie est une « brèche » ouverte dans le corps familial et social, une fenêtre sur les classements et les hiérarchies, un arsenal de mots capable d’évacuer la honte et d’arracher les masques et les barrières. Sur les bancs de l’université, le vécu n’est jamais loin : « C’était, par instants, ma vie, la vie de Hania et de Mohamed que les professeurs exposaient sous la forme de tableaux chiffrés, de concepts, de notions ». Dans des pages éloquentes et émues, Harchi détaille cette rencontre décisive de l’expérience et de la formation. Elle écrit que la théorie a « le pouvoir des baisers, des plantes et des prières », celui « de guérir et de transformer ». L’enfant de l’immigration a désormais les outils pour intervenir sur son vécu, pour ouvrir d’autres brèches dans le récit collectif, d’autres manières de se voir et de voir le monde.
Le « dehors » et l’entre-deux
En refermant le livre de Harchi, on a aussitôt envie de le relire pour mesurer l’importance de ce double processus de guérison et de transformation. Harchi nous dit que son avènement à l’écriture correspondait à l’ouverture d’« un dehors », à la quête de « ce formidable sentiment de revanche, et même de vengeance ». Mais comment assurer la pérennité de ce « dehors » ? Comment renouveler ce sentiment de « revanche » dans l’exercice de l’écriture ? Si Harchi souhaite faire de l’écrit « le lieu exclusif du réalisé», elle n’en demeure pas moins consciente des exigences et des limites de l’écriture. À titre d’exemple, son usage récurrent des italiques est une manière non seulement de situer les langages qui entourent son expérience mais aussi d’inviter le lecteur à penser l’écart entre le signifiant et le signifié, entre le concept et le sens.
Attentive aux signes et aux écarts, l’écriture visuelle, presque photographique, de Harchi est une réponse subliminale à la question des limites de l’écrit
Autre indice révélateur : Harchi exprime ponctuellement le désir de voir la photographie prendre le relais de l’écriture dans le but de générer une « archive matérielle » des expériences et des situations, voire peut-être de contourner la fameuse « incommunicabilité de l’acte d’écrire ». Est-ce à dire que l’image pourrait réussir par-delà les limites de l’écrit ? Attentive aux signes et aux écarts, l’écriture visuelle, presque photographique, de Harchi, incitant sans cesse le lecteur à « regarder » le je et le nous de la narratrice, à accepter l’immersion sensible et réfléchie dans le récit, est une réponse subliminale à cette question. Pour dire la construction du sujet postcolonial, il faut réactiver la transitivité du regard, réinvestir l’espace qui sépare l’écriture de la lecture, travailler de manière acharnée dans l’entre-deux des formes, des genres et des disciplines. Après le roman et l’essai, Harchi poursuit ici son cheminement intellectuel et critique, guidée par ce « principe de nécessité et de lutte » qui constitue le cœur et la raison d’être de ses travaux.
Bibliographie :
Harchi, Kaoutar, Comme nous existons, Actes Sud, 2021.