Pierre Kropotkine est une figure incontournable du communisme libertaire. Dans son ouvrage La Morale Anarchiste, réédité il y a peu chez Payot et Rivages, l’auteur s’insurge contre l’idée répandue selon laquelle il y aurait un lien consubstantiel entre anarchisme et dépravation. Au moment où le corps social capitaliste se crispe et fait ressurgir des affects autoritaires, les écrits du révolutionnaire nous rappellent l’importance de l’entraide dans l’évolution des sociétés humaines.
D’emblée, Kropotkine se place dans le sillage de la philosophie des Lumières : durant des siècles, le diptyque social gouvernants-clergé a soumis les masses laborieuses, écrasées mentalement par le poids des préjugés. Cependant, un réveil se profile à l’horizon, et les asservis se débarrassent lentement mais sûrement de leurs chaînes. Lassés par cette aliénation, ces derniers souhaitent (parfois inconsciemment) accéder à l’état de majorité au sens où l’entend Kant par l’usage de leur raison : en procédant ainsi, les « damnés de la terre » interrogent le bien fondé de la morale instillée par ceux qui les dominent sur le plan social. Or, l’auteur anticipe quelle pourrait être la réaction à ce genre d’émancipation : en voulant s’affranchir de la tutelle de l’Eglise, la société pourrait basculer dans une absence totale de moralité. Afin de remédier à cette confusion intellectuelle, Kropotkine se livre à une démonstration philosophique qui défend la thèse selon laquelle il est possible de bâtir une morale qui ne prend pas comme point d’appui les dogmes religieux.« Pourquoi serais-je moral ? » demande Kropotkine : en effet, si les repères axiologiques du vieux monde s’effondrent, il est nécessaire de bâtir une morale supérieure à celle de l’Ancien Régime, arbitraire et hypocrite.
Avant de répondre à cette interrogation, le révolutionnaire trace une généalogie de cette question fondamentale. Si celle-ci a souvent été abordée en philosophie, son importance a été considérable chez les utilitaristes anglais, les matérialistes allemands et les nihilistes russes. Ces derniers, insensibles aux monothéismes, à Kant et à Bentham, ont défendu avec vigueur l’immoralisme : « Ne se courber devant aucune autorité, si respectée qu’elle soit ; n’accepter aucun principe tant qu’il n’est pas établi par la raison ». Si d’aucuns pourraient y voir une abomination éthique, Kropotkine nous rappelle que ces nihilistes étaient adeptes de coutumes morales infiniment supérieures aux préceptes évangéliques.
De plus, ce sont les utilitaristes qui se sont efforcés de mettre sur pied une morale sans Dieu : fins analystes des comportements humains, ces derniers ont compris que le plaisir reste le mobile principal des actions d’Homo Sapiens. Tandis que les préjugés de jadis soutenaient que l’homme était un être clivé entre sa part diabolique et sa part angélique, apeuré par la perspective de l’enfer, Bentham, au contraire, voit en lui un animal rationnel mû par le principe d’utilité : ainsi, il va systématiquement choisir ce qui lui apporte le plus de plaisir et le moins de malheur possible. Héritier de cette conception et fidèle au matérialisme, Kropotkine fait de l’homme un être naturel qui cherche le bonheur tout en évitant la peine : « Rechercher le plaisir, éviter la peine, c’est le fait général (d’autres diraient la loi) du monde organique. C’est l’essence même de la vie ».
Enfin, le révolutionnaire cherche à battre en brèche un certain nihilisme théorique, celui qui postule que tous les actes sont indifférents. Paradoxalement, ce dernier reste imbibé des conceptions bouddhistes et chrétiennes : l’acte est moral s’il est une victoire de l’âme sur la chair, il est immoral si la chair a vaincu l’âme, et aucun autre critère ne peut trancher quant à la moralité d’une action. A l’encontre de cette tradition, Kropotkine montre que le monde animal, y compris les hommes, vise à se préserver et cherche le plus grand bien de tous, sans avoir recours aux charlatanismes religieux et philosophiques.
A présent, étudions la conception libertaire de l’utile contre celle du bien et du mal.
L’utile et le nuisible contre le bien et le mal
Tout d’abord, l’auteur met un point d’honneur à se démarquer des traditions spirituelles et religieuses que l’humanité a enfantées. En effet, l’homme s’ancre dans le Tout naturel, il n’est pas un empire dans un empire. A l’instar des animaux, les hommes savent pertinemment comment se comporter pour le bien de l’espèce : « La fourmi, l’oiseau, la marmotte et le Tchouktche sauvage n’ont lu ni Kant ni les saint Pères, ni même Moïse. Et cependant, tous ont la même idée du bien et du mal ». Contre un certain anthropocentrisme orgueilleux, Kropotkine postule qu’il ne saurait y avoir une différence de nature entre l’Homme et l’animal, mais une différence de degré : ainsi, le bien et le mal en soi n’ont pas de sens, c’est bien plutôt l’utile ou le nuisible qui sont pertinents pour juger d’une action. A la manière des utilitaristes, le révolutionnaire juge un acte bon s’il apporte le maximum d’utilité à l’ensemble des membres d’une société : « Est-ce utile à la société ? Alors c’est bon. – Est-ce nuisible ? Alors c’est mauvais. ». Également, c’est l’immutabilité des notions de bien et de mal qui est critiquée : si l’utilité est un critère transhistorique pour juger d’une action, le bien et le mal fluctuent au gré de l’histoire. Bien en-deçà des Pyrénées, Mal au-delà.
Si le capitalisme libéral préconise la jouissance individuelle au détriment des autres, la philosophie libertaire, au contraire, parie sur la réciprocité de l’utilité : chacun concourt au bien de tous, sans que cela n’entraîne la disparition des singularités.
Toute cette philosophie morale anarchiste peut se résumer dans une reformulation de la phrase évangélique : « Fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent dans les mêmes circonstances ». Si le capitalisme libéral préconise la jouissance individuelle au détriment des autres, la philosophie libertaire, au contraire, parie sur la réciprocité de l’utilité : chacun concourt au bien de tous, sans que cela n’entraîne la disparition des singularités. Paradoxalement, l’auteur cite Adam Smith comme la figure de proue de cette morale révolutionnaire : si l’économiste écossais était libéral, il a théorisé la notion de sympathie (Théorie des sentiments moraux). Loin d’une gentillesse lénifiante, la sympathie est la capacité d’imaginer ce que l’homme souffrant peut ressentir, elle se rapproche de « la répugnance innée à voir souffrir son semblable » dont parlait Rousseau. En somme, il s’agit littéralement de « souffrir avec » celui qui pâtit d’une situation désagréable. Ancrée dans la sensibilité, la sympathie peut grandir avec le temps et devenir une habitude.
Si Kropotkine fait de la sympathie un principe fondamental à l’œuvre dans la nature, c’est pour démontrer que la solidarité, dans le règne animal, est bien plus mobilisatrice que la compétition : « La solidarité est une loi (un fait général) de la nature, infiniment plus importante que cette lutte pour l’existence dont les bourgeois nous chantent la vertu sur tous les refrains, afin de mieux nous abrutir ». Ainsi, il s’agit pour le révolutionnaire de récuser un darwinisme social grossier qui plaque sur la société une logique d’écrasement des plus faibles au profit des plus aptes. S’il est absurde de faire de nous des animaux comme les autres, il est d’autant plus erroné de faire de la Nature un théâtre d’exactions permanentes. Certes, les mécanismes de compétition ne peuvent être oblitérés, mais c’est bien la solidarité qui prédomine dans le règne animal.
Sans le concours de l’espèce, l’individu n’est rien nous dit Kropotkine : ainsi, la philosophie anarchiste peut être un moyen de rétablir la solidarité dans un corps social miné par une division du travail poussée à son maximum. Si le sentiment moral est « antérieur à la posture droite de l’homme », il doit être retrouvé dans son état premier, débarrassé du tissu d’âneries dont nous abreuvent les légistes et les prêtres qui ont tout intérêt à maintenir le statu quo.
Contre la Loi, la Religion et l’Autorité, l’anarchisme préconise une morale fondée sur l’autonomie dont le credo serait « Traite les autres comme toi-même tu voudrais être traité ». Contre les mensonges, les prostitutions, et l’exploitation, il s’agit de ferrailler contre toute forme de gouvernement : « Nous ne voulons pas être gouvernés. Mais, par cela même, ne déclarons-nous pas que nous ne voulons gouverner personne ? ».
Etudions maintenant la conception vitaliste de l’anarchisme développée par Kropotkine.
L’anarchisme comme puissance vitale
Si de nombreux penseurs de la gauche radicale comme Marx ont pu verser dans un déterminisme pesant, l’auteur anarchiste donne une place capitale à la grande santé de l’individu libertaire. Malgré les différents héritages qui peuvent nous entraver, notamment ceux de notre inconscient, il y a malgré tout un espace pour une exaltation du corps. En effet, le combat émancipateur vise avant tout l’homme concret : bridé par les structures de l’Etat, de l’Eglise et de l’Exploiteur, le salarié cherche une vie plus ample qui lui donnerait l’occasion de se développer librement parmi ses égaux. Lorsque nous considérons le collectivisme, nous pensons spontanément à la gauche radicale : Kropotkine cherche à nous montrer qu’au contraire, ce sont les forces de la réaction, souvent religieuses, qui enrégimentent les hommes au sein de structures oppressives : « Nous reconnaissons la liberté pleine et entière de l’individu ; nous voulons la plénitude de son existence, le développement libre de toutes les facultés ».
Bien évidemment, Kropotkine se doute que cet idéal libertaire puisse être rudement contesté : à force de vouloir désentraver l’individu, nous pourrions laisser le champ libre aux crimes les plus atroces. A cela, l’auteur répond que ceux-ci sont presque toujours causés par des conditions sociales défavorables ; les quelques hommes qui ont soif de sang sont à bannir de la société ou à éviter.
De plus, le révolutionnaire se réfère abondamment à Guyau pour cerner les contours de la morale anarchiste : auteur d’une Esquisse de Morale sans obligation ni sanction (1885), ce dernier se fait l’apôtre d’un mode de vie libertaire vitaliste, qui a notamment inspiré Nietzsche lors de son séjour à Nice. Si un certain matérialisme réductionniste broie l’homme au sein de systèmes abscons, Kropotkine défend « le sentiment de sa propre force » dont parle Guyau. Ici, la Vie s’apparente à la Volonté-de-Puissance nietzschéenne puisqu’elle cherche à se répandre et à gagner en intensité : « Sois fort ! Déborde d’énergie passionnelle et intellectuelle – et tu déverseras sur les autres ton intelligence, ton amour, ta force d’action ! Voilà à quoi se réduit tout l’enseignement moral, dépouillé des hypocrisies de l’ascétisme ». En somme, la grande santé individuelle se trouve dans la lutte collective contre l’aliénation.
Dans cet essai singulier, l’auteur souhaite réconcilier l’intelligence avec le sentiment, mais aussi la liberté individuelle avec le socialisme, dans une morale qui refuse les mutilations imposées par les traditions, la justice et la religion. En temps de crise écologique et sociale, cet ouvrage salutaire pose les bases d’une manière de se comporter qui, tout en exaltant l’individu, exhausse la société toute entière.