Alors que la fête de la lumière Dīpāvalī était célébrée par les jaïna il y a quelque jours, nous revenons sur l’oeuvre de Kundakunda, éditée cette année dans la collection “Rivages poche” par Payot, tant son influence résonne encore non seulement chez ses adeptes mais également dans la philosophie contemporaine occidentale. Réformatrice de la pratique religieuse, la conception de « l’absolu » kundakundienne ne manque pas de poser des enjeux didactiques bien actuels, en ce qu’elle interroge la transmission du savoir et participe d’une conception éducative de la philosophie.
Kundakunda est un penseur majeur de l’Inde appartenant à l’école Digambara, branche du Jaïnisme, religion qui prône la fin des cycles de transmigrations de l’âme afin d’atteindre un état d’illumination. Se centrant sur l’élévation du Soi par la Connaissance absolue et la bonne Conduite découlant des principes jaïna fondamentaux, le Soi éveillé est le protagoniste principal de ce traité. Texte édificateur écrit en prakit entre le IIe et VIIIe siècle intitulé Samayasāra, La Quintessence du Soi est traduit, préfacé et commenté par Jérôme Petit.
Le Soi éveillé : naissance d’un dualisme
Kundakunda a pour vocation d’éclairer le lecteur dans le chemin à suivre quant à la connaissance du Soi. Dans ses aphorismes, le jina (ou maître) cherche à faire entendre les fondements principiels de sa conception du Soi : l’émancipation et la délivrance des influx karmiques par la clairvoyance. Il nous invite d’abord simplement à discerner ce qui relève du Soi et du non-Soi afin de pouvoir atteindre la libération de l’âme. Car « Une chaîne en or asservit un homme autant qu’une en fer » ; le karman (cycle causal et conséquentiel), bon ou mauvais, est toujours défavorable au Soi en tant qu’il le place dans une boucle de « transmigrations ». Si l’âme confond le Soi et l’influx karmique, elle est prisonnière des passions et s’y asservit. A l’inverse, « Le Soi qui est parvenu à l’unité, à l’absolu, resplendit dans ce monde, partout et pour toujours. », le Soi éveillé ne risque pas l’asservissement. La voie de l’émancipation et de la pleine réalisation de la conscience — car c’est la principale caractéristique du Soi — se trouve dès lors dans son identification « comme un roi », en plaçant « sa foi en lui et le servir. ».
Notre esprit doit pour cela être entièrement concentré sur le fait d’être « un, pur, sans esprit de possession, empli par la Connaissance et la Croyance » s’il espère sortir de l’égarement qui l’assujettit.
Kundakunda oppose ainsi les égarés ou endormis (mūḍha) aux connaisseurs ou évéillés (jñānī jīvaḥ). Tandis que le Soi ignorant (ajñānī jīvaḥ) « impliqué psychiquement » est soumis aux passions, le Soi éclairé est « libéré de tous les liens » et peut contempler le soi-même, « et non la matière karmique ni la matière corporelle ». Ce dernier ne se laisse pas altérer et déterminer par « les dispositions des substances qui lui sont étrangères » parce que précisément il a appris à se détacher de tous les attributs et cycles de renaissance. Notre esprit doit pour cela être entièrement concentré sur le fait d’être « un, pur, sans esprit de possession, empli par la Connaissance et la Croyance » s’il espère sortir de l’égarement qui l’assujettit. Pour expliquer cette démarche Kundakunda déconstruit l’erreur consistant à identifier le Soi avec le non-Soi en établissant une définition négative du Soi ; il est distinct des états émotionnels (adhyavasāya) par exemple, ou encore de l’intensité ou faiblesse de la manifestation du karman (tivratva et mandatva). En parallèle, il prend soin de distinguer les substances (davva) animées et désanimées, dans la mesure où l’âme (substance animée) est la seule qui soit dotée de conscience (uvaoga, cetanā). Ainsi nous voyons ici naître une philosophie dualiste relativement à la conceptualisation de la relation de l’âme au corps. Kundakunda rompt avec le point de vue conventionnel jaïna défendant les deux entités comme étant unies puisqu’il les sépare pour redonner la pureté matérielle au Soi. Ceci inscrit le penseur dans une position absolutiste. « Je suis un, pur, fait de perception et de connaissance, toujours incorporel, pas un seul atome de matière étrangère au Soi ne m’appartient » : l’ignorant clame qu’il peut posséder une substance matérielle, alors que l’éveillé « suprême » et « pur » sait la distinction fondamentale lui permettant de ne pas se lier à la source de l’asservissement psychique. Par l’illustration suivante, il paraît évident de vouloir se délier de toute substance non-consciente : « De même qu’une personne ordinaire renonce à des biens qu’elle sait appartenir à d’autres, de même une personne éveillée abandonne tous les états psychiques qu’elle sait différents du Soi. ». Par conséquent l’unique chose à connaître est la nature du Soi en rejetant ce qui lui est extérieur, car cette dissociation est le seul chemin de libération. Si Kundakunda ne parle pas en ces termes, dans sa lignée s’inscriront des jinas évoquant la connaissance comme « guérison » de la « maladie » que serait le karman. En considérant que le karman spolie l’âme et l’empêche de suivre le chemin de sa connaissance, elle est incommodité à éliminer.
Transcendance et omniscience dans l’immanence
Si la tradition jaïna oppose deux points de vue, à savoir la position conventionnelle et mondaine des corps éprouvant les échanges karmiques (vyavahara-naya) et la position transcendante de l’omniscience (niscaya-naya), Kundakunda nous livre une autre perspective permettant, en un sens, leur réunion. Pour cela il intègre la pratique de la vie quotidienne avec la fin idéale de la connaissance spirituelle ; le corps du jiva est l’endroit ainsi que le moyen de réalisation du chemin et de la pratique jaïna. C’est précisément dans le Soi suprême observant l’unité que peut se loger la transcendance. La transcendance doit être comprise comme centrale au Soi connaissant car elle est inhérente au soi, elle est dans le jiva. Ainsi il considère que la transcendance est en fait immanence. Transcender les manifestations karmiques et les états psychiques se faisant par la pleine conscience et connaissance du Soi, c’est donc au sein du Soi-même que se produit cette libération spirituelle. Et, en tant que la transcendance est connaissance absolue, elle s’accompagne de fait de l’omniscience (kevala-jnana). L’omniscience kundakundienne n’est pas abstraite ou métaphysique, elle n’est pas une connaissance désincarnée comme certains philosophes occidentaux ont pu la définir postérieurement. L’omniscience jaïna est fondamentalement connectée au Soi dans laquelle elle s’incarne. Kundakunda rompt ici la dichotomie en plaçant la transcendance comme réalisation immanente au Soi. Cette connaissance profonde du Soi se retrouve chez des contemporains comme notamment Foucault : la violence envers autrui dans la société n’est pas la même selon que l’on considère le Soi comme sujet politique, citoyen, que comme un être en quête de l’assouvissement de ses désirs.
Transcender les manifestations karmiques et les états psychiques se faisant par la pleine conscience et connaissance du Soi, c’est donc au sein du Soi-même que se produit cette libération spirituelle.
De même, le jaïnisme kundakundien invoque originellement ce travail d’attardement sur le Soi et son entière connaissance, non dans une démarche obscure mais dans le but d’apprendre à traiter le Soi et l’autre sans préjudice. L’application de la bienveillance du Soi à l’autre est une forme de vivre-ensemble, et dans cette marque nous constatons les prémisses d’une pensée de la collectivité toutefois enracinée dans le Soi.
Critique du conventionnalisme religieux et manifeste de l’absolutisme
Nous devons également noter la rupture sur laquelle insiste Kundakunda concernant la forme que prend l’application de cette doctrine. En effet il considère que la mise en place religieuse du jaïnisme n’est « que poison, car tout cela éloigne l’adepte de la seule chose sur laquelle il doit concentrer ses pensées », comme l’annote J. Petit. Le jiva s’en prend autant aux rituels matériels qu’aux pratiques spirituelles comme la méditation, ce qui peut paraître paradoxal puisqu’elles sont essentielles au jaïnisme. Il ironise par exemple sur les multiples « échelles » vers la libération que comporte la doctrine conventionnelle puisque du point de vue absolutiste il n’y a que la connaissance du Soi qui atteint cette réalisation. L’idée est d’aller au-delà des différents points de vue que l’on peut admettre dans la religion, car « on l’appelle la quintessence du Soi. ». Passer au-dessus des théories pour ne se fixer que sur le Soi, voilà la vraie libération. Il distingue en cela nettement la religion ritualisée et conventionnelle axée sur des aspects matériels (drayva), de la religion qui se recentre sur son objet, le Soi unifié. La défense fervente de la religion « absolue » centrée sur les aspects spirituels (bhāva) a conduit certains de ses lecteurs à ne plus même pouvoir considérer la possibilité de ritualiser. Mais cette vision a également pour conséquence une réforme du culte jaïna : les textes de Kundakunda pavant la voie à une « religion sans moines », ils ont inspiré des suiveurs non-jina à revendiquer l’absolu qui n’est alors plus réservé aux moines.
Passer au-dessus des théories pour ne se fixer que sur le Soi, voilà la vraie libération. Il distingue en cela nettement la religion ritualisée et conventionnelle axée sur des aspects matériels (drayva), de la religion qui se recentre sur son objet, le Soi unifié.
Nous touchons ici à la question de l’accès aux codes symboliques de la religion. Certes, il faut rester fidèle à l’authenticité des principes jaïna, mais Kundakunda se préoccupe tout au long de l’oeuvre de la porter de façon compréhensible et adaptée au lecteur.
Une traduction délicate
L’enjeu est de taille, puisqu’il consiste en la propagation d’une idéologie jaïna authentique complexe à un public n’ayant pas nécessairement reçu d’éducation religieuse. De la même manière que J. Petit traduit Kundakunda du prakit au français, Kundakunda traduit les principes jaïna au lecteur encore profane. Il s’agit de « faire comprendre » ces théories absolues, pouvant être perçues comme abstraites, « un peu à la manière d’une traduction qui permet à une personne étrangère à la langue prononcée de comprendre le propos » indique J. Petit. Pour cela Kundakunda s’appuie sur différentes formes, espérant toucher un plus grand nombre. Il ne manque pas d’effectuer des jeux de mots par exemple, comme dans l’utilisation des verbes muṇadi (« penser, comprendre, croire ») et muadi (« renoncer, abandonner »). Citons aussi les doubles-sens, comme c’est le cas avec le terme « rāga » signifiant à la fois « rouge » et « attachement », ou encore les métaphores : la « chaux » qui « n’est pas identifiée au mur sur lequel on l’applique » (pour faire entendre la non-identification de l’éveillé à l’objet de connaissance), et la « lame de la sagesse » libératrice des chaînes karmiques asservissantes. Il n’hésite pas à élaborer des nuances dans le vocabulaire, notamment lorsqu’il offre une richesse de synonymes des mouvements de l’esprit. Il aime également jouer sur la structure — en témoigne deux groupements de strophes disposées en miroir afin de figurer la « loi de la causalité » — autant que sur des strophes paradoxales pour piquer le lecteur.
Tous ces médiums d’enseignement du jaïnisme doivent précéder l’éveil, ils sont un passage nécessaire à la compréhension du chemin à suivre.
Dans le renversement de la perspective conventionnelle il y associe « l’ensemble des devoirs quotidiens des religieux », ce qui vient bouleverser la vision traditionnelle de l’application de la religion. Tout cela visant finalement à véhiculer sa pensée de façon plus illustrée mais également à inciter le lecteur à une réflexion autre. Tous ces médiums d’enseignement du jaïnisme doivent précéder l’éveil, ils sont un passage nécessaire à la compréhension du chemin à suivre. « De même qu’un étranger n’est pas capable de comprendre sans passer par sa propre langue, de même il est impossible d’enseigner la réalité suprême sans passer par le point de vue conventionnel. ». A la manière d’une leçon, le maître jaïna adapte son langage. Il associe certains termes aux objets de la vie courante au lieu de la vie psychique pour mieux imager la pensée. Car la langue prakit est complexe, c’est pourquoi nombre de textes jaïna furent transmis en sanskrit, sorte de « chāyā » (ombre) du prakit. Cette transposition est déjà une forme de traduction d’une communauté à une autre dans le but de rendre accessible les idées. Par analogie, Jérôme Petit nous propose une version propre à la langue française, amenant le jaïnisme à son tour à une nouvelle audience.